Structure et organisation du roman et du film
- L’unité de l’œuvre : une leçon de musique
- La leçon de Monsieur de Sainte Colombe
Quignard centre l’intérêt de son œuvre sur les relations entre les deux héros, et sur une grande interrogation concernant la nature et la fonction de la musique.
Le roman est bâti sur une série de confrontations ratées entre maître et élève, caractérisées par les reproches et l’incompréhension (chap 8 et 10), la violence (chap 13), le renvoi (14) ou la dissimulation. S’ensuit une longue séparation puis une longue quête, jusqu’à la « première leçon » quand les personnages sont enfin sur la même longueur d’onde et peuvent désormais jouer et pleurer ensemble.
Le lien n’a jamais été rompu, mais s’est épuré en devenant exclusivement musical. Marais est hanté par le désir d’entendre les œuvres de Sainte Colombe, et devenu musicien à l’égal de son maître, il est enfin digne d’en recevoir la transmission.
Sainte Colombe connaît lui aussi une évolution, qui ne lui confère qu’à la fin son véritable statut de maître : il ressent le désir de transmettre son art à des vivants. Marais peut alors passer de l’écoute clandestine à la vraie participation.
- « Marin Marais fait sa leçon »
Le scénario du film met en valeur la dynamique de la transmission puisqu’il a fait de Marais vieillissant le narrateur de l’histoire.
Tout le film est enchâssé dans une « leçon de musique » : celle de Marais, entouré d’une foule qui l’admire. Lors de la première séquence, Marais transforme la somptueuse salle en pièce obscure, qui n’est pas sans rappeler la cabane de son maître. Cette leçon de musique constitue l’ensemble du film, évocation biographique et éloge du maître dont Marais proclame : « Lui seul était la musique ».
La leçon se termine à la fin du film, sur la communion des larmes qui a su s’instaurer entre le maître et l’élève. Saint Colombe reconnaît enfin son disciple : « J’éprouve de la fierté à vous avoir instruit ». De plus, il lui demande de jouer La Rêveuse ce qui montre une reconnaissance mutuelle entre les deux musiciens. Les gros plans alternés sur leurs visages, montre que la transmission s’est bien effectuée.
- Des motifs structuraux : quête et initiation
L’unité du roman est donné par sa structure globalement initiatique où tous les personnages sont en quête de quelque chose : Marais veut devenir un violiste renommé, Sainte Colombe cherche l’essence de la musique mais aussi le souvenir de sa femme, Madeleine désire le bonheur mais sera sacrifiée : inconsciemment par son père, cyniquement par Marais, Baugin « cherche la route qui mène jusqu’aux feux mystérieux ».
Ces éléments de quête initiatique sont soulignés visuellement dans le film par différentes images : l’allée boisée menant à la demeure du gambiste, le grand porche en bois qui donne accès à la maison, l’escalier qui conduit au jardin et à la cabane, souvent présenté en contre-plongée et donc comme un lieu difficilement accessible. Il y a là l’idée d’un chemin à parcourir, d’un travail à faire.
- Une structure dépouillée
- L’esthétique du fragment
Le romancier a choisi ici une forme syncopée, avec des chapitres très courts qui se succèdent abruptement. Il présente les actions les unes après les autres, de façon discontinue en les introduisant par une notion de temps assez vague : « un jour », « un matin » … L’emploi de l’imparfait semble engluer l’action dans une sorte de répétition mortifère.
La brièveté des scènes et la façon abrupte dont elles s’ouvrent et se ferment contribue à donner une grande tension au roman. Ainsi, Quignard semble nous dire que l’essentiel reste au delà des mots, comme l’essence de la musique est au delà du musicien.
Le film garde la même structure, et joue sur la surprise et la discontinuité, en limitant les liens explicatifs ou chronologiques. Le spectateur est ainsi souvent plongé dans un lieu dont il ne sait rien. La musique crée le véritable lien, en restant la même d’une scène à l’autre.
- Scènes ou motifs récurrents
L’aspect parfois discontinu de l’œuvre est parfois contrebalancé par des scènes qui reviennent à intervalles réguliers : visitations de la défunte (6,7,9,15,20) ou moments où les personnages se cachent sous la cabane. Ces deux scènes récurrentes recoupent d’ailleurs l’idée des quêtes : celle d’un autre monde et celle de la musique.
Les morceaux de musique scandent l’œuvre de la même façon : Le Tombeau des Regrets ouvre et ferme le livre, et est évoqué au Chapitre 4, tandis que la Barque de Charon réapparait aux chapitres 16,26,27.
Par ailleurs, des morceaux d’image jouent également un rôle récurrent : on a fractionné certains tableaux, à l’image de celui des gaufrettes, et on a disséminé ses éléments tout au long du film, comme les gaufrettes, le vin, le verre …
Le jeu des couleurs, enfin, est lui aussi récurrent : il structure les oppositions entre le monde sombre et austère de Sainte Colombe, dominé par le noir et celui de Marais, rouge, doré, coloré.
- Roman et scénario : des choix complémentaires
- Le roman : une subtile progression
Pascal Quignard a choisi une progression généralement chronologique marquée par quelques dates : printemps 1650, été 1676, hiver 1684, et l’an 1689 la nuit du 23ème jour.
Il a ménagé dans son œuvre différentes lignes de progression :
- il marque une étape au Chapitre 4 en finissant par ces mots : « il avait le sentiment que quelque chose s’était achevé ». Au cours de ces 7 premiers chapitres, Sainte Colombe s’est peu à peu coupé du monde, pour se consacrer à un autre monde et à la musique.
- les relations de Sainte Colombe avec sa femme et l’autre monde connaissent aussi une progression : de la première visite, marquée par le silence au dialogue qui se noue, mais aussi au moment où la défunte apparaît à l’extérieur. La dernière fois est marquée par la souffrance de ne pouvoir la toucher.
- le chapitre 21 marque l’arrivée progressive de la mort, cruelle dans le dépouillement qu’elle impose à Sainte Colombe : « Le saule est rompu. La barque a coulé ». Le film marque cette étape par une série de plans de plus en plus sombres sur la cabane.
Après la mort de Madeleine, il se coupe de ses domestiques, ne joue plus, ne reçoit plus de visites de sa femme. Il semblerait que cette totale ascèse soit nécessaire pour que Sainte Colombe éprouve enfin le goût de s’adresser de nouveau aux vivants et le désir de faire vivre son art au delà de lui-même.
- La structure rétrospective du film
Le scénario infléchit la narration en choisissant une forme rétrospective : ce n’est plus un narrateur extérieur et direct qui raconte, mais Marais, vieillissant. Cette longue remémoration renforce le poids du passé. L’emploi de la première personne est marquée par une forte culpabilité : « Je suis un imposteur et je ne vaux rien ; j’ai ambitionné le néant et j’ai récolté le néant ».
La narration se transforme en confession et en portrait nostalgique du maître – ce qui tranche sur le ton distancié du roman en lui donnant une dimension plus subjective. De même, le choix du point de vue de Marais contribue à faire de Sainte Colombe une légende, alors que dans le roman il apparaissait d’avantage comme une réalité subjective.
- Structure
- La brièveté d’une nouvelle
Le roman comporte une centaine de pages, ce qui est très court, c’est pourquoi on peut l’apparenter à une nouvelle. Les personnages sont peu nombreux et leurs caractères sont plutôt suggérés que fouillés. Comme dans une nouvelle, la fin constitue une chute surprenante : avec un retournement de situation : Sainte Colombe accepte enfin de transmettre son œuvre.
Au 17ème siècle, on appelait nouvelle un court récit historique pour le distinguer du roman, qui est un long récit fictif. Or l’écriture de Tous les Matins du monde l’apparent à un pastiche littéraire d’une œuvre du classicisme.
- La fragmentation d’un scénario cinématographique
Le roman comporte 27 chapitres, très courts. Les deux chapitres les plus longs sont celui de l’arrivée de Marais, et le dernier chapitre. Chaque chapitre est centré autour d’un élément précis : un portrait, un comportement, un événement, une rencontre sans que le lien de l’un à l’autre soit explicité.
Les transitions d’un chapitre à l’autre sont souvent constituées par des connecteurs temporels et non logiques.
Le récit est construit au passé, mais c’est l’imparfait qui domine. Il a une valeur descriptive, durative et répétitive. Chaque chapitre constitue une courte scène arrêtée à la manière du découpage en plans-séquences d’un scénario.