samedi 12 février 2011

Citations

Tous les matins du monde – Citations

« Je suis un imposteur et je ne vaux rien ; j’ai ambitionné le néant et j’ai récolté le néant ».
« Mes amis sont mes souvenirs ».

« Vous faîtes de la musique, Monsieur. Vous n’êtes pas musicien ».
« Je vous garde pour votre douleur, non pour votre art ».
« La musique aussi est une langue humaine ».

« il avait été présenté au feu roi dans sa jeunesse »

« Il avait renoncé à toutes les choses qu’il aimait sur cette terre, les instruments, les fleurs, les pâtisseries, les partitions roulées, les cerfs-volants, les visages, les plats d’étain, les vins ».

« Madeleine ne se plaignait jamais. A chaque colère de son père elle était comme un vaisseau qui chavire et qui coule inopinément : elle ne mangeait plus et se retirait dans son silence ».

« il avait le sentiment que quelque chose s’était achevé »
« Quand je tire mon archet, c’est un petit morceau de mon cœur vivant que je déchire. Ce que je fais, ce n’est que la discipline d’une vie où aucun jour n’est férié. J’accomplis mon destin. »

          « Je suis si sauvage, Monsieur, que je pense que je n’appartiens qu’à moi-même ».
« n’avait guère d’attachement pour le langage et (…) ne prenait pas de plaisir dans la compagnie des gens »
« Vous êtes des noyés. (…) Non contents d’avoir perdu pied, vous voudriez encore attirer les autres pour les engloutir »

« comme un homme qui se noie sans retrouver le souffle »

« Je ne sais comment dire, Madame. Douze ans ont passé, mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids. »

« Il arriva embarrassé avec ses dentelles, ses talons à torsades d’or et de rouge »

« du soupir d’une jeune femme au sanglot d’un homme qui est âgé, au cri de guerre d’Henri de Navarre à la douceur d’un souffle d’enfant qui s’applique et dessine, du râle désordonné auquel incite quelquefois le plaisir à la gravité presque muette ».

« Je vous enseignerai tout ce que mon père m’a appris ».
« L’autre monde n’est pas plus étanche que ne l’était votre embarcation ».
« Tous les matins du monde sont sans retour ».

« Je ne suis plus que les os de Tithon .»

« Que recherchez vous, Monsieur, dans la musique ?
Je cherche les regrets et les pleurs ».

« Il eut un air de douleur qui donna à Madame de Sainte Colombe le désir de porter la main vers lui »

« Le saule est rompu. La barque a coulé »

« Enfin, en l’an 1689, la nuit du vingt-troisième jour, alors que le froid était vif, la terre prise de grésil … »

« J’éprouve de la fierté à vous avoir instruit »

Genres et registres dans le roman et le film

Genres et registres dans le roman et le film


            - Un roman d’apprentissage

Trois des personnages du roman sont jeunes et découvrent la vie durant la quarantaine d’années que dure l’histoire. On peut ainsi parler d’apprentissage ayant pour héros Marin Marais, Madeleine et Toinette, confrontés à la découverte de la musique, de la sexualité et de la société.
            Madeleine et Toinette sont instruites par Mr de Bure, mais c’est leur père qui leur enseigne la musique. Marin Marais, lui viendra se perfectionner auprès de Monsieur de Sainte Colombe.
            L’apprentissage social concerne Marin, ambitieux et égoïste qui sacrifie Madeleine et la vraie musique à son ascension à la cour de Versailles. Madeleine découvre ainsi la vanité de ce monde, si opposé à celui de son père.

            - Le refus du pathos

Quignard a choisi de s’éloigner de toute forme de pathétique au profit d’une sorte d’esthétique, d’austérité, de retenue qui correspond bien au caractère de son héros.
            Le narrateur utilise surtout un point de vue externe qui instaure une distance entre la narration et le lecteur. Ainsi le narrateur évoque d’emblée des personnages dont le lecteur ne sait rien et s’en tient au factuel : il n’y a aucun développement sur les sentiments. Les phrases très courtes, sont réduites au minimum d’information et interdisent tout épanchement affectif. Mais cette sécheresse apparente n’exclut pas l’émotion : elle doit seulement se lire entre les lignes.
            La première apparition de Mme de Sainte Colombe est traitée avec une extrême sobriété : « c’était sa femme et les larmes coulaient ». L’art de la litote ne fait que renforcer le pouvoir émotionnel du récit.
            Corneau aussi a opté pour la sobriété. Il a ainsi renoncé aux mouvements de caméra, et filme majoritairement en plans fixes laissant se déployer l’émotion des visages, l’intensité des regards.
            Même chose pour la musique, qui est d’une expressivité forte toujours tempérée par la pudeur.
            La mort de Madeleine elle-même se refuse au pathétique morbide : elle est évoquée par une simple notation physique : « une brusque secousse prit ses genoux ». Le film fait de même, en donnant au spectateur une vision partielle de la scène.

            - Le refus du fantastique
On aurait pu exploiter la veine du fantastique en ce qui concerne les apparitions de Mme de Sainte Colombe, pourtant là aussi la sobriété prime.
            Les apparitions et disparitions de l’épouse défunte sont souvent narrées du point de vue interne, perçues par le regard ou les sensations des héros : « Quand il leva la tête, elle n’était plus là », « Il tourna sa tête à droite : elle était assise à ses côtés ». Ces scènes ne semblent pas fantastiques car elles sont données comme réelles (car datées) (« si c’était folie, elle lui donnait du bonheur, si c’était vérité, c’était un miracle »).
            La défunte apparaît donc simplement très pâle, qui sourit, parle, mange des gaufrettes. Le récit va même jusqu’à pénétrer son intériorité : « Il eut un air de douleur qui donna à Madame de Sainte Colombe le désir de porter la main vers lui ». Le contact avec les morts est à ce point évident, que le présent de vérité générale est employé : « Elle parlait lentement, comme font les morts ».
            Même chose dans le film : Corneau n’utilise jamais aucun effet d’apparition. Il emploie simplement la caméra subjective, par le regard de l’acteur. Dans les scènes de la cabane, la caméra se place derrière le héros, comme si le spectateur découvrait son épouse morte avec lui.

Structure et organisation du roman et du film

Structure et organisation du roman et du film

- L’unité de l’œuvre : une leçon de musique
            - La leçon de Monsieur de Sainte Colombe

Quignard centre l’intérêt de son œuvre sur les relations entre les deux héros, et sur une grande interrogation concernant la nature et la fonction de la musique.
            Le roman est bâti sur une série de confrontations ratées entre maître et élève, caractérisées par les reproches et l’incompréhension (chap 8 et 10), la violence (chap 13), le renvoi (14) ou la dissimulation. S’ensuit une longue séparation puis une longue quête, jusqu’à la « première leçon » quand les personnages sont enfin sur la même longueur d’onde et peuvent désormais jouer et pleurer ensemble.
            Le lien n’a jamais été rompu, mais s’est épuré en devenant exclusivement musical. Marais est hanté par le désir d’entendre les œuvres de Sainte Colombe, et devenu musicien à l’égal de son maître, il est enfin digne d’en recevoir la transmission.
            Sainte Colombe connaît lui aussi une évolution, qui ne lui confère qu’à la fin son véritable statut de maître : il ressent le désir de transmettre son art à des vivants. Marais peut alors passer de l’écoute clandestine à la vraie participation.

            - « Marin Marais fait sa leçon »

Le scénario du film met en valeur la dynamique de la transmission puisqu’il a fait de Marais vieillissant le narrateur de l’histoire.
            Tout le film est enchâssé dans une « leçon de musique » : celle de Marais, entouré d’une foule qui l’admire. Lors de la première séquence, Marais transforme la somptueuse salle en pièce obscure, qui n’est pas sans rappeler la cabane de son maître. Cette leçon de musique constitue l’ensemble du film, évocation biographique et éloge du maître dont Marais proclame : « Lui seul était la musique ».
            La leçon se termine à la fin du film, sur la communion des larmes qui a su s’instaurer entre le maître et l’élève. Saint Colombe reconnaît enfin son disciple : « J’éprouve de la fierté à vous avoir instruit ». De plus, il lui demande de jouer La Rêveuse ce qui montre une reconnaissance mutuelle entre les deux musiciens. Les gros plans alternés sur leurs visages, montre que la transmission s’est bien effectuée.

- Des motifs structuraux : quête et initiation

            L’unité du roman est donné par sa structure globalement initiatique où tous les personnages sont en quête de quelque chose : Marais veut devenir un violiste renommé, Sainte Colombe cherche l’essence de la musique mais aussi le souvenir de sa femme, Madeleine désire le bonheur mais sera sacrifiée : inconsciemment par son père, cyniquement par Marais, Baugin « cherche la route qui mène jusqu’aux feux mystérieux ».
            Ces éléments de quête initiatique sont soulignés visuellement dans le film par différentes images : l’allée boisée menant à la demeure du gambiste, le grand porche en bois qui donne accès à la maison, l’escalier qui conduit au jardin et à la cabane, souvent présenté en contre-plongée et donc comme un lieu difficilement accessible. Il y a là l’idée d’un chemin à parcourir, d’un travail à faire.

- Une structure dépouillée

           
            - L’esthétique du fragment

            Le romancier a choisi ici une forme syncopée, avec des chapitres très courts qui se succèdent abruptement. Il présente les actions les unes après les autres, de façon discontinue en les introduisant par une notion de temps assez vague : « un jour », « un matin » … L’emploi de l’imparfait semble engluer l’action dans une sorte de répétition mortifère.
            La brièveté des scènes et la façon abrupte dont elles s’ouvrent et se ferment contribue à donner une grande tension au roman. Ainsi, Quignard semble nous dire que l’essentiel reste au delà des mots, comme l’essence de la musique est au delà du musicien.
            Le film garde la même structure, et joue sur la surprise et la discontinuité, en limitant les liens explicatifs ou chronologiques. Le spectateur est ainsi souvent plongé dans un lieu dont il ne sait rien. La musique crée le véritable lien, en restant la même d’une scène à l’autre.

            - Scènes ou motifs récurrents

L’aspect parfois discontinu de l’œuvre est parfois contrebalancé par des scènes qui reviennent à intervalles réguliers : visitations de la défunte (6,7,9,15,20) ou moments où les personnages se cachent sous la cabane. Ces deux scènes récurrentes recoupent d’ailleurs l’idée des quêtes : celle d’un autre monde et celle de la musique.
            Les morceaux de musique scandent l’œuvre de la même façon : Le Tombeau des Regrets ouvre et ferme le livre, et est évoqué au Chapitre 4, tandis que la Barque de Charon réapparait aux chapitres 16,26,27.
            Par ailleurs, des morceaux d’image jouent également un rôle récurrent : on a fractionné certains tableaux, à l’image de celui des gaufrettes, et on a disséminé ses éléments tout au long du film, comme les gaufrettes, le vin, le verre …
            Le jeu des couleurs, enfin, est lui aussi récurrent : il structure les oppositions entre le monde sombre et austère de Sainte Colombe,    dominé par le noir et celui de Marais, rouge, doré, coloré.

- Roman et scénario : des choix complémentaires

            - Le roman : une subtile progression

Pascal Quignard a choisi une progression généralement chronologique marquée par quelques dates : printemps 1650, été 1676, hiver 1684, et l’an 1689 la nuit du 23ème jour.
            Il a ménagé dans son œuvre différentes lignes de progression :
- il marque une étape au Chapitre 4 en finissant par ces mots : « il avait le sentiment que quelque chose s’était achevé ». Au cours de ces 7 premiers chapitres, Sainte Colombe s’est peu à peu coupé du monde, pour se consacrer à un autre monde et à la musique.
- les relations de Sainte Colombe avec sa femme et l’autre monde connaissent aussi une progression : de la première visite, marquée par le silence au dialogue qui se noue, mais aussi au moment où la défunte apparaît à l’extérieur. La dernière fois est marquée par la souffrance de ne pouvoir la toucher.
- le chapitre 21 marque l’arrivée progressive de la mort, cruelle dans le dépouillement qu’elle impose à Sainte Colombe : « Le saule est rompu. La barque a coulé ». Le film marque cette étape par une série de plans de plus en plus sombres sur la cabane.
            Après la mort de Madeleine, il se coupe de ses domestiques, ne joue plus, ne reçoit plus de visites de sa femme. Il semblerait que cette totale ascèse soit nécessaire pour que Sainte Colombe éprouve enfin le goût de s’adresser de nouveau aux vivants et le désir de faire vivre son art au delà de lui-même.

            - La structure rétrospective du film

Le scénario infléchit la narration en choisissant une forme rétrospective : ce n’est plus un narrateur extérieur et direct qui raconte, mais Marais, vieillissant. Cette longue remémoration renforce le poids du passé. L’emploi de la première personne est marquée par une forte culpabilité : « Je suis un imposteur et je ne vaux rien ; j’ai ambitionné le néant et j’ai récolté le néant ».
            La narration se transforme en confession et en portrait nostalgique du maître – ce qui tranche sur le ton distancié du roman en lui donnant une dimension plus subjective. De même, le choix du point de vue de Marais contribue à faire de Sainte Colombe une légende, alors que dans le roman il apparaissait d’avantage comme une réalité subjective.

-         Structure
            - La brièveté d’une nouvelle

            Le roman comporte une centaine de pages, ce qui est très court, c’est pourquoi on peut l’apparenter à une nouvelle. Les personnages sont peu nombreux et leurs caractères sont plutôt suggérés que fouillés. Comme dans une nouvelle, la fin constitue une chute surprenante : avec un retournement de situation : Sainte Colombe accepte enfin de transmettre son œuvre.
            Au 17ème siècle, on appelait nouvelle un court récit historique pour le distinguer du roman, qui est un long récit fictif. Or l’écriture de Tous les Matins du monde l’apparent à un pastiche littéraire d’une œuvre du classicisme.

            - La fragmentation d’un scénario cinématographique

Le roman comporte 27 chapitres, très courts. Les deux chapitres les plus longs sont celui de l’arrivée de Marais, et le dernier chapitre.  Chaque chapitre est centré autour d’un élément précis : un portrait, un comportement, un événement, une rencontre sans que le lien de l’un à l’autre soit explicité.
            Les transitions d’un chapitre à l’autre sont souvent constituées par des connecteurs temporels et non logiques.
            Le récit est construit au passé, mais c’est l’imparfait qui domine. Il a une valeur descriptive, durative et répétitive. Chaque chapitre constitue une courte scène arrêtée à la manière du découpage en plans-séquences d’un scénario.

Sens et interprétations du roman et du film

Sens et interprétations du roman et du film

- Les « voix humaines » de la musique

            - La parole déficiente

Pour Quignard, la parole est toujours incomplète, car le langage n’es pas inné et le goût de parler peut se retirer.
            Beaucoup de personnages dans TLMM se heurtent à l’insuffisance de la parole, en particulier Monsieur de Sainte Colombe. Mais Madeleine aussi se heurte à la vacuité et même au mensonge des mots. Elle finit ainsi par dire à Marin « arrête de parler ».
            Le silence peut alors préparer l’avènement d’un autre langage. Plusieurs personnages reproduisent le même geste de mettre le doigt sur la bouche pour inviter à faire taire les mots, afin d’entendre une autre parole. C’est le cas de Monsieur de Sante Colombe faisant écouter à son élève l’ « aria » du vent.

            - La musique comme un langage

Sainte Colombe le dit clairement dans le dernier chapitre : « la musique est simplement là pour parler ce dont la parole ne peut parler ». Elle peut pallier le manque fondamental inhérent aux mots, comme il le montre à sa femme : « Voici la cabane où je parle ». La cabane est une sorte de caisse de résonnance qui permet au gambiste de s’exprimer.
La musique se distingue bien du silence qui n’est que « le contraire du langage » car elle est une « langue humaine ».
            Sainte Colombe est ainsi réputé pour pouvoir imiter toute la palette des voix humaines : « du soupir d’une jeune femme au sanglot d’un homme qui est âgé, au cri de guerre d’Henri de Navarre à la douceur d’un souffle d’enfant qui s’applique et dessine, du râle désordonné auquel incite quelquefois le plaisir à la gravité presque muette ». Marin Marais lui-même intitulera un de ses morceaux Les Voix humaines. La musique doit avant tout « faire naître une émotion dans nos oreilles. »

            - Une conception exigeante

Une telle conception de la musique est exigeante, et c’est pourquoi Sainte Colombe s’oppose avec tant de force à Marais.
            Pour le jeune homme, la musique est en effet un moyen de satisfaire son ambition et de prendre sa revanche sur cette voix qu’il a perdue. Pour son maître, Marais n’est qu’un « très grand bateleur », se satisfaisant de la virtuosité, mais qui n’est pas musicien. Ce point contraste avec la musique « merveilleuse et difficile » que joue Sainte Colombe.
            En fait, Marin semble avoir perdu en sensibilité musicale ce qu’il a gagné en technique. Son maître lui demandera ainsi : « Avez vous un cœur pour sentir ? ». Il semble d’ailleurs l’avoir perdu, notamment lorsqu’il rejette Madeleine, une fois qu’il l’a totalement dépouillée. Finalement, il semblerait que Marais se rende compte de la vanité de la richesse et de la gloire.
            Marin a une conception plus moderne de la musique, destinée à être écoutée, et publiée, au contraire de son maître, qui compose pour lui et n’a que faire de l’édition.

            - Une voix intérieure perdue

La musique n’est pas seulement un langage parallèle à celui des mots, pour Quignard elle semble représenter une force d’appel qu’exprime le verbe héler.
Il s’agit de retrouver en soi la voix féminine perdue lors de la mue, c’est le cas pour Marais, mais le jeune musicien a encore du chemin à parcourir, car il cherche d’abord à se venger de la voix qui l’a abandonné. Il ne s’agit pas de venger, mais de héler c’est-à-dire de quêter sans fin une voix perdue, la trace d’une perte qui ne s’oublie pas, comme un jardin d’Eden dont l’homme garderait une nostalgie.
            Le son de la viole peut alors retrouver cette voix perdue : cette instrument de forme féminine prend une valeur très symbolique en devenant un substitut de la femme, analogie fortement suggérée dans le roman : Sainte Colombe songe « à sa femme (…) à ses hanches et à son grand ventre ». De plus le film montre plusieurs fois la tête de l’instrument, représentant un visage féminin. Quand Sainte Colombe joue de la viole, c’est comme s’il prenait sa femme dans ses bras, renouant la communion interrompue par la mort.
            Même chose : il est significatif que Marais joue sur la viole de Madeleine au dernier chapitre : tous deux se retrouvent dans le désir d’évoquer une voix féminine aimée et disparue.
           
            - Un en-deçà du langage

Quignard va encore plus loin en faisant dire à Marais que la musique est « pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière ». La musique rejoint alors le monde intra-utérin, où l’on était oreille avant tout. On retrouve d’ailleurs ce motif lorsque Marais reste accroupi, en position fœtale, dans la nuit « l’oreille collée à la paroi de planches ».
            La musique est donc tendue vers cet état d’avant le langage, cet autre temps dont elle entretient la nostalgie.

-          Un au delà du langage
La musique établit aussi un rapport avec un autre monde et un autre temps privés de langage : celui des morts.
            Elle peut ainsi devenir « un petit abreuvoir pour ceux que le langage a déserté ».
La musique peut prêter une voix au silence de la mort, sans pour autant le combler : elle hèle l’autre monde, l’enfance sans jamais abolir la distance qui nous en sépare : elle ne peut ramener les morts.  
            Ainsi, elle est à la fois espoir de la main tendue et conscience de la perte.

Un lieu symbolique : la cabane


Un lieu symbolique : la cabane

            - Un lieu naturel

La cabane de Sainte Colombe est une construction humaine mais qui semble faire partie intégrante de la nature environnante.
            Elle est installée au cœur du jardin, dans les branches mêmes du mûrier et faite de planches de bois brut (opposées aux lambris de Versailles).
De plus, ceux qui veulent saisir les airs du musicien, doivent se cacher dessous, se retrouvant assis « dans l’herbe, dans l’ombre et les racines ». Il donne à sa cabane le nom de « vorde ». La cabane semble réunir en elle tous les éléments de la nature : eau, terre, arbres : comme une sorte de microcosme entre ciel et terre. Dans le film les fenêtres sont obstruées par une membrane de peau translucide, comme si on état dans un organisme vivant.

            - Un lieu de recueillement

Sainte Colombe a besoin d’un lieu à l’écart des hommes, pour se consacrer à la musique.
            Il aurait cependant aussi bien put jouer dans sa maison, mais il ne voulait pas déranger ses filles. Le roman fait ainsi de la cabane, un lieu clos et protégé.  Elle apparaît comme une pièce très resserrée, filmée majoritairement en plans rapprochés (saut quand sa femme est là : elle semble apporter un peu d’espace). Les fenêtres laissent passer peu de jour et ne permettent pas de voir à l’extérieur.
Ses filles n’ont pas le droit d’y entrer, et s’arrêtent sur les premières marches de la cabane.
            La cabane préserve le secret de l’artiste, puis celui de l’époux, après la visite de sa femme.  C’est finalement bien plus dans cette cabane que s’accomplit la vie de Sainte Colombe. Celle-ci est d’ailleurs plus perméable qu’il n’y paraît : elle finit par s’ouvrir à Marais et au monde, lorsqu’il lui confie quelques airs.  

            - Un lieu d’initiation

La cabane est enveloppée d’une sorte d’aura sacrée qui la relie à certains rites traditionnels initiatiques.
            Elle représente la démarche de retraite, préalable à l’initiation. Son installation est d’ailleurs présentée comme une sorte de procession : chacun traverse le jardin, en portant un objet, comme s’ils étaient sacrés. De plus, pour s’en approcher de l’extérieur, il faut une sorte de fil d’Ariane : que ce soit Madeleine ou le « son de la viole ».

            Cette cabane connaîtra deux initiations, aux rites particulièrement ressemblants :

- L’initiation de Monsieur de Sainte Colombe 
            Dans cette cabane, après une longue étape de deuil et de dépouillement, « il avait renoncé à toutes les choses qu’il aimait sur terre », il va avoir accès à un autre monde, une autre temporalité en voyant sa femme apparaître.
La première visitation a d’ailleurs lieu après un bain dans la rivière, qui peut symboliser une purification, un baptême mais aussi le passage par une mort symbolique puisqu’il « y ensevelissait son visage ». La cabane, quant à elle avec ses planches de bois brut évoque plutôt un cercueil. Le rêve précédant la visitation rappelle aussi les croyances antiques/bibliques selon lesquelles le songe est une voie pour communiquer avec les morts.
            Dès lors, le Tombeau des regrets devient une sorte d’appel, la manière de héler son épouse. Ainsi, elle apparaitra « tandis que le chant montait ». Mais avant cela, le musicien doit remplir un autre rite : une sorte d’offrande aux morts : il va chercher gaufrettes et vin.

- L’initiation de Marin Marais
            Elle va se révéler plus longue et douloureuse, laborieuse et semée d’échecs est d’exclusions. Le jeune musicien semble vouloir s’emparer du travail de son maître de force, sans être prêt.
Dans le tout dernier chapitre, on a l’impression d’une multiplication des étapes : les épreuves du froid et de la nuit d’abord, puis une série de rites d’admissions : « approcher son oreille d’un interstice entre les lattes de bois ». Il ne comprend alors pas ce qu’il entend. Puis Sainte Colombe l’admet dans la cabane en deux temps : il « entrouvre la porte en la poussant avec son archet », puis il « pousse tout à fait la porte de la cabane ».
            Comme tout initié Marin doit alors se soumettre à une sorte d’examen, sous forme d’interrogations. Après seulement pourra commencer la véritable initiation, signifiée par la poignée de main, la descente à la cave, le fait que le gambiste lui confie la viole de Madeleine mais surtout le cahier rouge. (La transmission du cahier est d’ailleurs filmée de manière très solennelle). L’initiation se fera ensuite dans les larmes et le sourire partagé, comme pour le gambiste et sa femme.
            Toute initiation peut être considérée comme une nouvelle naissance :
La cabane de Monsieur de Sainte Colombe est à la fois un cercueil et un utérus, lieu où de la mort surgira une nouvelle vie, celle de Madame de Sainte Colombe et de Marin Marais, enfin initié à la vérité de la musique. 

Les mots mentent-ils ?

Correction : les mots mentent-ils ? 
Est ce que les mots font passer pour vrai ce qui est faux ? 
        1- Les mots mentent 

        Les mots sont spécieux puisqu'ils accentuent une tendance réifiante qui vient du besoin. A chaque fois, la singularité du réel nous est occultée au profit de son utilité c'est-à-dire de sa signification générique. Le mot montre un genre : par exemple un type d'objet qui s'impose à nous, dans une vie constituée d'actions conservatrices. 
       ("Vivre consiste à agir" - Bergson). Chaque mot est comme une étiquette, il
retient une fonction, c'est-à-dire il fait fonctionner notre monde. La réalité est aussi en nous même; dans notre intimité. Elle exprime alors ce qui est "original", c'est-à-dire en aucun cas une copie. La chose même, c'est alors le vécu ce qui ne se partage pas. 
        l14 à 18 :le monde intérieur, c'est-à-dire celui qui devrait nous appartenir sans risque d'aliénation = de dépossession, c'est en fait un théâtre de paroles. Il est fait de mots inaudibles mais bien présents, autant de déformations, de généralisations. 
       Les mots agissent comme des concepts, c'est-à-dire des unités qui suppriment la diversité, la coloration individuelle au profit d'une vision commune partagée et "impersonnelle". Tout cela fige notre devenir. 
Bref, le vécu devient une chose inerte qui n'a plus de spécificité. 
        Conclusion : le réel c'est l'individuel et non l'abstrait, or le mot pratique l'abstraction.
       Critique : une dénonciation du danger le plus évident parce que l'auteur s'appuie sur le vécu. A aucun moment, son exigence risque d'être illusoire. Le vécu a toujours des droits. Mais, cette vision du langage atomise la langue, elle la répartir sur une multitude d'étiquettes. Sur ce point, on ne peut plus rendre compte de la signification, c'est-à-dire expliquer comment l'arbitraire du signe en arrive à produire du sens. 

        2- Les mots ne mentent pas 

       Les mots ne sont pas des étiquettes, c'est-à-dire dans les langues, il n'y a pas de rapport frontal entre la surface et le sens. Ce qui signifie que c'est un rapport latéral
Voir Saussure : les signifiés se distinguent les uns des autres par un système d'opposition. Les mots ne mentent pas puisque leur monde est un et indivisible, c'est-à-dire il n'y a pas une référence qui donnerait du recul et qui permettrait de comparer (une apparence de la vérité et la vérité elle-même). 
       Critique : le problème de l'immanence au langage, c'est-à-dire la décision d'habiter l'espace des mots. D'où la difficulté de disqualifier les dysfonctionnements, par exemple les sophismes fondés sur la polysémie etc… 

        3- 
       Les mots imposent un mensonge initial = "poétique" pour que nous puissions en sortir et faire jaillir la vérité et l'objectivité. Voir Rousseau : Il nous a fallu commencer par l'illusion pour purifier cette origine et en tirer les deux orientations de l'expression humaine (poétique puis prosaïque). 

mercredi 9 février 2011

Le temps et l'espace

L’espace et le temps dans le roman et le film

- Le temps
            - Un ancrage historique précis (bien qu’entre réalité et imaginaire)

     Le début du récit est précisément daté du printemps 1650 (le film choisit 1660), quand meurt Madame de Sainte Colombe. L’auteur donne ainsi une forte impression de réalité. (Mais cette date est assez fantaisiste puisque selon la majorité des conjectures, Sainte Colombe serait né en 1640, il ferait donc un veuf bien jeune …)
            Cette date correspond à la période au cours de laquelle Anne d’Autriche exerce encore la régence, Louis XIV étant trop jeune. Cette date initiale explique que Sainte Colombe soit un homme du passé (« il avait été présenté au feu roi dans sa jeunesse »). Cependant le récit ne contient que peu d’allusions proprement historiques, la plus explicite étant celle de la persécution de juin 1679 contre les jansénistes. La vie de cour qui se déroule à Versailles est évoquée grâce à Marin Marais.
            En revanche, les dates concernant Marin Marais sont exactes, puisque sa vie nous est connue plus précisément. De même, l’auteur cite beaucoup de personnages historiques : Delalande, Caignet, l’Abbé Mathieu, le peintre Baugin …
            Quant au film de Corneau, il donne moins de dates mais respecte l’ancrage historique par le soin apporté à la reconstruction historique. De plus Corneau a essayé d’être le plus fidèle à la technique du jeu de la viole en faisant donner des cours aux acteurs.
            On voit clairement que les deux auteurs tentent de plonger lecteur et spectateur dans une autre époque par des dates, des références historiques, mais aussi des détails concrets de la réalité quotidienne, comme la nourriture (gaufrettes, vin…)

            - Un déroulement chronologique irrégulier

Le récit se déroule sur une durée de trente-neuf ans, avec des ellipses et quelques retours en arrière.
            A partir de la mort de Mme de Sainte Colombe, il suit la vie du musicien et de ses filles, de leur enfance à l’adolescence de Madeleine, marquée par les concerts de viole joués avec leur père.       
            Une première ellipse narrative (« pendant plusieurs années ils vécurent dans la paix et pour la musique ») conduit à l’adolescence de Toinette, période ou le gambiste voit pour la première fois l’ombre de son épouse.
            En 1973, l’irruption de Marin Marais est l’occasion d’un retour en arrière sur l’enfance du jeune homme, passée à la chantrerie de Saint-Germain-L’auxerrois. Il travaille pendant quelques mois avec Sainte Colombe qui le chasse au printemps.
            A partir de ce moment, les repères temporels se font plus vagues et des retours en arrière sont perceptibles sans être explicites. On ne sait en quelle année Madeleine accouche de l’enfant mort-né. Et en 1675, Marais travaille la composition avec Lully, alors qu’on avait appris qu’à l’été 1676 âgé de vingt ans, il était engagé à la cour comme « musicqueur du roy ».

            Un retour en arrière en 1679 nous ramène à la vie de Sainte Colombe, en contrepoint avec celle de Marin Marais.
            La maladie de Madeleine en 1684, entraîne un autre retour en arrière sur les années qui précédèrent la maladie et le suicide.
            Enfin, on a une nouvelle ellipse temporelle : « les années étaient passées ». Elle nous mène à la fin du récit après une rapide allusion aux trois ans pendant lesquels Marais se rendit chaque nuit sous la cabane : dans la nuit du 23 janvier 1689.
            - Deux temporalités subjectives
La différence de traitement de temps ne s’explique pas seulement du fait des lacunes qui planent autour de la vie de Sainte Colombe.
            L’auteur a choisi d’opposer les choix de vie de ses personnages, dont la pratique de la musique diffère totalement.
Tandis que la vie de Marais, ponctuée par son ascension artistique et sociale à la cour du roi est marquée par la précision des dates le concernant, Sainte Colombe enfermé dans sa retraite musicale et morale ne perçoit le déroulement temporel que d’une manière affective : par les apparitions de son épouse ou les souffrances de sa fille.
            L’entrecroisement des derniers chapitres, avec les retours en arrière rend plus perceptible l’évolution divergente des deux musiciens jusqu’au chapitre XXVI où la transformation de Marais permet l’union finale – mise en valeur par la précision du repère temporel : « Enfin, en l’an 1689, la nuit du vingt-troisième jour, alors que le froid était vif, la terre prise de grésil … »

-       L’espace
            - Une topographie précise et lacunaire

Comme pour le temps, Quignard aime situer précisément les lieux qu’il choisit –comme si le nom devait évoquer pour le lecteur une image précise, que le roman ne décrirait pas.
            Ainsi, on sait que Sainte Colombe, habite dans la vallée de la Bièvre, qui se trouve être un endroit reculé de la ville de Paris. On connaît aussi l’itinéraire de chez lui jusqu’au luthier Pardoux. Des pièces de sa demeure : cellier, cuisine, chambre, salle … sont évoquées par de petits détails (le lit à baldaquin, le tissu bleu sur la table) mais jamais décrites.
            Le lecteur a donc une grand latitude pour imaginer les lieux. Le film est quant à lui plus évocateur car il privilégie les gros plans, donnant ainsi du relief à la réalité historique évoquée.

            - La maison de Monsieur de Sainte Colombe

Sainte Colombe choisit délibérément de vivre à la campagne, il a « de la détestation pour Paris ».
            Il rejette le monde urbain –et son bruit ambiant-, l’ambition, le culte de l’apparence. La campagne apparaît alors comme un lieu symbolique, incarnant la pureté, la solitude –il est loin de tout-, la sincérité : ou toute les valeurs défendues par le gambiste.
            Entre l’univers des vanités de Versailles, et l’austérité ambiante de la campagne, la séparation est nette et marquée par le chemin mal empierré et boueux. Pour Sainte Colombe, Versailles est un lieu de perdition et d’artifice. Et ceux qui veulent surprendre la beauté de la musique de Sainte Colombe doivent prendre un « chemin difficile » à travers les broussailles, se glisser à quatre pattes sous la cabane, accepter le froid, la pluie … La boue devient même une sorte de motif récurrent de l’œuvre : pour le musicien c’est l’authenticité, peut-être même le matériau, la glèbe originelle dont naîtra sa musique, comme est né l’homme façonné des mains de Dieu.
(ce qui s’oppose à la conception qu’à l’abbé Mathieu de la boue, pour lui c’est l’image de l’obscurité, de l’oubli : « Vous allez pourrir dans votre boue »).

            - La nature de Monsieur de Sainte Colombe

Dans le livre comme dans le film, la nature est très présente : dans les bois, la rivière, la campagne qui entourent les héros.
            Corneau lui-même a choisi une maison retirée, loin de tout, enfouie dans la nature. La manoir est un peu délabré et entouré de grands espaces.
            La nature qui l’entoure semble être un apaisement pour le musicien, qui apprécie les bruits de la nature, qui aime à entendre : « les chevesnes et les goujons s’ébattre ». Sainte Colombe semble trouver la consolation dans quelques détails : « le feuillage des branches des saules qui tombaient sur son visage » ou le bruit du vent qui devient une aria.
Plus tard, il apparaît même que Sainte Colombe semble accomplir un travail de mémoire par le fait d’entretenir « des fleurs et des arbustes qu’avait planté sa fille ».
            Pour ses deux filles, la nature peut aussi apparaître comme le lieu de la sensualité : Madeleine embrasse Marais pour la première fois à l’orée de la forêt (mais aussi scène d’amour de Toinette dans les buissons).

            - Une nature à l’image de son « habitant »

Surtout, Sainte Colombe qui « ne prenait pas de plaisir dans la compagnie des gens » a choisi de vivre reclus. Il semble ainsi choisir la nature au détriment des hommes. Il revendique c’est sauvagerie et ne fait plus qu’un avec la nature, au point d’en épouser le caractère brut et farouche. Ses œuvres-mêmes, qu’il refuse à la forme codifiée –il ne veut pas les écrire- de l’écriture ne serait d’après lui que « des offrandes d’eau, des lentilles d’eau, de l’armoise, des petites chenilles vivantes ». 

         Lui si peu à son aise avec le langage humain semble préférer s’adresser aux animaux, tant et si bien que l’abbé Mathieu se moque en lui disant : « Vous enfouissez votre nom parmi les dindons, les poules et les petits poissons ». Le musicien lui-même sait que soin isolement radical risque de le condamner à l’oubli : « Seuls mes poules et mes oies me regretteront ».

            - Bièvre / La Cour
L’opposition campagne/ville en recouvre une autre encore plus signifiante : elle renvoie au destin des deux héros musiciens.
            Saint Colombe refuse de paraître à la cour, et n’y a pas été depuis sa jeunesse. Ce sont les seigneurs qui viennent à lui, mais dans l’austérité du lieu, les couleurs et fanfreluches de leurs habits dénotent. Sainte Colombe revendique sa liberté et sa vie campagnarde contre les fastes de la Cour : « Ma Cour, ce sont les saules qui sont là, l’eau qui court, les chevesnes, les goujons et les fleurs du sureau ».
L’opposition entre le palais du roi et la cabane musicien parcourt le livre : « Votre palais est plus petit qu’une cabane » (à l’envoyé du roi), « peu importe qu’on exerce son art dans un grand palais de pierre à cent chambres ou dans une cabane qui branle dans un mûrier. » Enfin, pour entrer dans la cabane, Marais se présentera comme un « homme qui fuit les palais ».
            Marin, lui a passé sa jeunesse à la Cour et n’aspire qu’à y retourner, après avoir chassé.
            La film rend sensible l’opposition campagne / ville, notamment par le biais des décors. : les pièces sombres éclairées par une seule bougie, ou par une lumière avare venue des fenêtres contrastent avec le salon où joue Marais, magnifique, plein de dorures et de couleurs vives. Enfin, quand Marais part à cheval pour aller espionner Sainte Colombe, l’écurie est vivement éclairée, ce qui frappe par rapport à l’obscurité

A SUIVRE .