L’ODYSSÉE – GENRES ET REGISTRES
La tradition épique
L’épopée, une tradition orale
L’épopée homérique s’inscrit dans une tradition ancienne dont les traces sont perdues. Ces épopées étaient transmises oralement par les aèdes et les formules figées, les motifs typiques (festins, sacrifices), les reprises de scène ou de discours correspondent à ces repères qui permettaient à l’aède de tenir le fil de sa narration et à son public de le suivre.
L’épopée garante des valeurs d’un groupe
L’épopée, art de la parole est faite pour perpétuer le savoir et la mémoire des cultures orales. Elle utilise des légendes nationales (la guerre de Troie) et des modèles de ma communauté (rites, coutumes) rejetés dans un passé mythique. Les héros sont les ancêtres des auditeurs, mais meilleurs et plus forts exaltant ainsi les valeurs de la collectivité : Ulysse apparaît ainsi comme le modèle de la curiosité du marin, mais aussi de la prudence et de la sagesse paysannes. On dessine les valeurs du groupe à travers des figures positives et négatives opposées : organisation harmonieuse, et ouverte, respect des dieux et des rites qui s’opposent à l’anarchie et à l’autarcie (Calypso)…
L’épopée a aussi une vocation encyclopédique en transmettant une somme de savoirs dans le domaine mythologique, dans la construction navale, la navigation … La dimension collective de l’épopée est d’ailleurs confortée par le fait qu’elle se raconte autour d’un festin, rite social et religieux pas excellence.
D’ailleurs, l’épopée prend aussi une dimension religieuse : notamment en rappelant des faits héroïques ou en redonnant aux choses leur nom divin, en évoquant les dieux pas leurs épithètes. Elle participe ainsi à un ordre cosmique et humain qu’elle perpétue en le rendant intangible. D’ailleurs, l’aède est aussi celui qui dans son chant accorde aux mortels « la gloire impérissable ».
Les caractéristiques de l’épopée
La présence du surnaturel
Le surnaturel correspond à la vision du monde grecque où le divin et l’humain s’interpénètrent. Ainsi, l’action peut se situer aussi bien à Ithaque que sur l’Olympe ou l’île flottante d’Éole et mettra en scène des humains aussi bien que des personnages monstrueux. Le surnaturel donne ainsi une dimension cosmique à l’œuvre : les tempêtes sont la manifestation de Poséidon, les monstres peuvent renvoyer à des phénomènes naturels. D’ailleurs, le surnaturel garantit un certain ordre du monde, par l’équilibre des forces entre les dieux. Il magnifie aussi le héros, capable de vaincre les monstres, et bénéficiant de l’aide divine. Le surnaturel participe à l’amplification épique, par l’emploi, d’hyperboles, d’accumulations, d’adjectifs forts ou superlatifs : « la merveilleuse », « les effrayantes » …
L’évolution du héros épique
Loin d’être surhumain, le héros dont la destinée peut parfois de révéler dure et plus riche que celle du commun des mortels, « porte au plus haut certains qualités ». Ainsi, Ulysse se distingue dans les épreuves par sa mêtis et son courage, mais aussi par sa force physique, sa maîtrise de soi et ses exploits. Ainsi, il est le premier à résister au filtre de Circé, à ne pas succomber au chant des Sirènes … Il est surtout l’objet d’une élection divine, négative de la part de Poséidon, positive en ce qui concerne Athéna. En outre, il bénéficie de la gloire épique célébrée à travers les aèdes, mis aussi les oracles divins qui ont annoncé son arrivée au Cyclope.
Toutefois, le héros de l’Odyssée se distingue de ceux de l’Iliade, réputés pour leurs vertus héroïques dans une épopée guerrière, et qui avaient à prouver leur excellence au combat. Désormais, pour Ulysse les vertus majeures sont ailleurs : dans sa fidélité à lui-même et à sa terre. Il nous apparaît comme étant pleinement homme, assumant sa condition de mortel, avec les limites qui vont avec. D’ailleurs, dans l’Odyssée, la valeur principale au delà de la gloire c’est la vie mortelle, comme le dit Achille, semblant lui aussi remettre en question l’idéal héroïques : « j’aimerais être sur terre domestique d’un paysan, / que de régner ici parmi ces ombres consumées … ». C’est d’ailleurs sans doute cette primauté qui explique qu’Ulysse prenne la place de l’aède pour raconter sa propre histoire, de manière plus profane.
L’Odyssée un genre bigarré
Il semblerait que l’Odyssée relève aussi d’autres genres littéraires.
Conte ou récit d’aventures ?
Chez Alcinoos, les récits relèvent beaucoup plus du récit d’aventures, raconté par le héros lui-même comme un compte-rendu de voyage : Ulysse y est confronté à la mer, aux vents, à lui-même …
Chaque chant nous ouvre sur des horizons, des êtres nouveaux, et le poète y insère fabuleux et magie, inconnus dans l’Iliade. Une grande place est laissée à l’imaginaire et le suspense dramatique tient le spectateur en haleine.
On peut également noter la présence de nombreux motifs folkloriques que l’on retrouve dans d’autres contes et légendes : le géant stupide vaincu par la ruse (David et Goliath / le Petit Poucet), les objets magiques (les Bottes de sept lieues, l’épée du roi Arthur), les hommes métamorphosés en bêtes (La Belle et la Bête), la curiosité punie (la jarre de Pandore, le cabinet de Barbe-Bleue), la nourriture interdite (le fruit du jardin d’Eden) …
L’ancrage dans le quotidien
Le poète de l’Odyssée peut d’ailleurs parfois faire appel à la réalité la plus concrète. Ainsi, il magnifie la vie rurale ou artisanale en décrivant les jardins des Phéaciens, le travail d’éleveur du Cyclope, la construction du navire chez Calypso … Il met aussi en scène des personnages très simples comme le porcher Eumée dont il décrit les étables. Les comparaisons font d’ailleurs souvent appel à des scènes de la vie quotidienne ainsi les compagnons d’Ulysse accueillent celui-ci comme les veaux des parcs vont tous ensemble bondissant / au-devant du troupeau de vaches rentrant à l’étable ».
Peut être le poète veut-il tempérer le surnaturel, par la vraisemblance de cet ancrage réaliste et établir un lien avec ses auditeurs / lecteurs en faisant allusion à des réalités communes à tous.
Des registres variés
Le pathétique
Le poète y a souvent recours pour insister sur les épreuves de l’humanisation d’Ulysse : ainsi on le voit souvent pleurer, même chose pour ses compagnons. De plus, quasiment chaque épisode se termine par les vers : « Nous reprîmes alors la mer avec tristesse, / heureux d’être vivants, mais pleurant nos compagnons morts ».
Ce pathétique peut être utilisé pour agir sur l’auditoire en amplifiant à la fois le suspense et le poids des malheurs du héros, ce qui contribue d’ailleurs à le magnifier. D’autres scènes font appel à la compassion, notamment quand la solidarité humaine se heurte aux limites de la mort, quand les compagnons d’Ulysse sont dévorés par Scylla. Enfin, Ulysse pleure lors des récitations de Démodocos, ou face à l’ombre de sa mère. Mais c’est surtout chez Calypso qu’il libère sa tristesse : « où il passait ses jours, / le cœur brisé de larmes, de soupirs et de tristesse ».
Le comique
Sans oublier que l’Odyssée fait aussi appel au registre comique, notamment pour conter les aventures d’Arès et Aphrodite, traitées de façon légère. Quant à l’astuce d’Ulysse face au Cyclope, elle relève du comique traditionnel car elle met aux prises une grosse brute et un petit malin. Enfin, les relations entre Athéna et son protégé peuvent elles aussi prendre une dimension comique, notamment lorsqu’elle se moque de son goût pour la tromperie.