L’espace et le temps dans le roman et le film
- Le temps
- Un ancrage historique précis (bien qu’entre réalité et imaginaire)
Le début du récit est précisément daté du printemps 1650 (le film choisit 1660), quand meurt Madame de Sainte Colombe. L’auteur donne ainsi une forte impression de réalité. (Mais cette date est assez fantaisiste puisque selon la majorité des conjectures, Sainte Colombe serait né en 1640, il ferait donc un veuf bien jeune …)
Cette date correspond à la période au cours de laquelle Anne d’Autriche exerce encore la régence, Louis XIV étant trop jeune. Cette date initiale explique que Sainte Colombe soit un homme du passé (« il avait été présenté au feu roi dans sa jeunesse »). Cependant le récit ne contient que peu d’allusions proprement historiques, la plus explicite étant celle de la persécution de juin 1679 contre les jansénistes. La vie de cour qui se déroule à Versailles est évoquée grâce à Marin Marais.
En revanche, les dates concernant Marin Marais sont exactes, puisque sa vie nous est connue plus précisément. De même, l’auteur cite beaucoup de personnages historiques : Delalande, Caignet, l’Abbé Mathieu, le peintre Baugin …
Quant au film de Corneau, il donne moins de dates mais respecte l’ancrage historique par le soin apporté à la reconstruction historique. De plus Corneau a essayé d’être le plus fidèle à la technique du jeu de la viole en faisant donner des cours aux acteurs.
On voit clairement que les deux auteurs tentent de plonger lecteur et spectateur dans une autre époque par des dates, des références historiques, mais aussi des détails concrets de la réalité quotidienne, comme la nourriture (gaufrettes, vin…)
- Un déroulement chronologique irrégulier
Le récit se déroule sur une durée de trente-neuf ans, avec des ellipses et quelques retours en arrière.
A partir de la mort de Mme de Sainte Colombe, il suit la vie du musicien et de ses filles, de leur enfance à l’adolescence de Madeleine, marquée par les concerts de viole joués avec leur père.
Une première ellipse narrative (« pendant plusieurs années ils vécurent dans la paix et pour la musique ») conduit à l’adolescence de Toinette, période ou le gambiste voit pour la première fois l’ombre de son épouse.
En 1973, l’irruption de Marin Marais est l’occasion d’un retour en arrière sur l’enfance du jeune homme, passée à la chantrerie de Saint-Germain-L’auxerrois. Il travaille pendant quelques mois avec Sainte Colombe qui le chasse au printemps.
A partir de ce moment, les repères temporels se font plus vagues et des retours en arrière sont perceptibles sans être explicites. On ne sait en quelle année Madeleine accouche de l’enfant mort-né. Et en 1675, Marais travaille la composition avec Lully, alors qu’on avait appris qu’à l’été 1676 âgé de vingt ans, il était engagé à la cour comme « musicqueur du roy ».
Un retour en arrière en 1679 nous ramène à la vie de Sainte Colombe, en contrepoint avec celle de Marin Marais.
La maladie de Madeleine en 1684, entraîne un autre retour en arrière sur les années qui précédèrent la maladie et le suicide.
Enfin, on a une nouvelle ellipse temporelle : « les années étaient passées ». Elle nous mène à la fin du récit après une rapide allusion aux trois ans pendant lesquels Marais se rendit chaque nuit sous la cabane : dans la nuit du 23 janvier 1689.
- Deux temporalités subjectives
La différence de traitement de temps ne s’explique pas seulement du fait des lacunes qui planent autour de la vie de Sainte Colombe.
L’auteur a choisi d’opposer les choix de vie de ses personnages, dont la pratique de la musique diffère totalement.
Tandis que la vie de Marais, ponctuée par son ascension artistique et sociale à la cour du roi est marquée par la précision des dates le concernant, Sainte Colombe enfermé dans sa retraite musicale et morale ne perçoit le déroulement temporel que d’une manière affective : par les apparitions de son épouse ou les souffrances de sa fille.
L’entrecroisement des derniers chapitres, avec les retours en arrière rend plus perceptible l’évolution divergente des deux musiciens jusqu’au chapitre XXVI où la transformation de Marais permet l’union finale – mise en valeur par la précision du repère temporel : « Enfin, en l’an 1689, la nuit du vingt-troisième jour, alors que le froid était vif, la terre prise de grésil … »
- L’espace
- Une topographie précise et lacunaire
Comme pour le temps, Quignard aime situer précisément les lieux qu’il choisit –comme si le nom devait évoquer pour le lecteur une image précise, que le roman ne décrirait pas.
Ainsi, on sait que Sainte Colombe, habite dans la vallée de la Bièvre, qui se trouve être un endroit reculé de la ville de Paris. On connaît aussi l’itinéraire de chez lui jusqu’au luthier Pardoux. Des pièces de sa demeure : cellier, cuisine, chambre, salle … sont évoquées par de petits détails (le lit à baldaquin, le tissu bleu sur la table) mais jamais décrites.
Le lecteur a donc une grand latitude pour imaginer les lieux. Le film est quant à lui plus évocateur car il privilégie les gros plans, donnant ainsi du relief à la réalité historique évoquée.
- La maison de Monsieur de Sainte Colombe
Sainte Colombe choisit délibérément de vivre à la campagne, il a « de la détestation pour Paris ».
Il rejette le monde urbain –et son bruit ambiant-, l’ambition, le culte de l’apparence. La campagne apparaît alors comme un lieu symbolique, incarnant la pureté, la solitude –il est loin de tout-, la sincérité : ou toute les valeurs défendues par le gambiste.
Entre l’univers des vanités de Versailles, et l’austérité ambiante de la campagne, la séparation est nette et marquée par le chemin mal empierré et boueux. Pour Sainte Colombe, Versailles est un lieu de perdition et d’artifice. Et ceux qui veulent surprendre la beauté de la musique de Sainte Colombe doivent prendre un « chemin difficile » à travers les broussailles, se glisser à quatre pattes sous la cabane, accepter le froid, la pluie … La boue devient même une sorte de motif récurrent de l’œuvre : pour le musicien c’est l’authenticité, peut-être même le matériau, la glèbe originelle dont naîtra sa musique, comme est né l’homme façonné des mains de Dieu.
(ce qui s’oppose à la conception qu’à l’abbé Mathieu de la boue, pour lui c’est l’image de l’obscurité, de l’oubli : « Vous allez pourrir dans votre boue »).
- La nature de Monsieur de Sainte Colombe
Dans le livre comme dans le film, la nature est très présente : dans les bois, la rivière, la campagne qui entourent les héros.
Corneau lui-même a choisi une maison retirée, loin de tout, enfouie dans la nature. La manoir est un peu délabré et entouré de grands espaces.
La nature qui l’entoure semble être un apaisement pour le musicien, qui apprécie les bruits de la nature, qui aime à entendre : « les chevesnes et les goujons s’ébattre ». Sainte Colombe semble trouver la consolation dans quelques détails : « le feuillage des branches des saules qui tombaient sur son visage » ou le bruit du vent qui devient une aria.
Plus tard, il apparaît même que Sainte Colombe semble accomplir un travail de mémoire par le fait d’entretenir « des fleurs et des arbustes qu’avait planté sa fille ».
Pour ses deux filles, la nature peut aussi apparaître comme le lieu de la sensualité : Madeleine embrasse Marais pour la première fois à l’orée de la forêt (mais aussi scène d’amour de Toinette dans les buissons).
- Une nature à l’image de son « habitant »
Surtout, Sainte Colombe qui « ne prenait pas de plaisir dans la compagnie des gens » a choisi de vivre reclus. Il semble ainsi choisir la nature au détriment des hommes. Il revendique c’est sauvagerie et ne fait plus qu’un avec la nature, au point d’en épouser le caractère brut et farouche. Ses œuvres-mêmes, qu’il refuse à la forme codifiée –il ne veut pas les écrire- de l’écriture ne serait d’après lui que « des offrandes d’eau, des lentilles d’eau, de l’armoise, des petites chenilles vivantes ».
Lui si peu à son aise avec le langage humain semble préférer s’adresser aux animaux, tant et si bien que l’abbé Mathieu se moque en lui disant : « Vous enfouissez votre nom parmi les dindons, les poules et les petits poissons ». Le musicien lui-même sait que soin isolement radical risque de le condamner à l’oubli : « Seuls mes poules et mes oies me regretteront ».
- Bièvre / La Cour
L’opposition campagne/ville en recouvre une autre encore plus signifiante : elle renvoie au destin des deux héros musiciens.
Saint Colombe refuse de paraître à la cour, et n’y a pas été depuis sa jeunesse. Ce sont les seigneurs qui viennent à lui, mais dans l’austérité du lieu, les couleurs et fanfreluches de leurs habits dénotent. Sainte Colombe revendique sa liberté et sa vie campagnarde contre les fastes de la Cour : « Ma Cour, ce sont les saules qui sont là, l’eau qui court, les chevesnes, les goujons et les fleurs du sureau ».
L’opposition entre le palais du roi et la cabane musicien parcourt le livre : « Votre palais est plus petit qu’une cabane » (à l’envoyé du roi), « peu importe qu’on exerce son art dans un grand palais de pierre à cent chambres ou dans une cabane qui branle dans un mûrier. » Enfin, pour entrer dans la cabane, Marais se présentera comme un « homme qui fuit les palais ».
Marin, lui a passé sa jeunesse à la Cour et n’aspire qu’à y retourner, après avoir chassé.
La film rend sensible l’opposition campagne / ville, notamment par le biais des décors. : les pièces sombres éclairées par une seule bougie, ou par une lumière avare venue des fenêtres contrastent avec le salon où joue Marais, magnifique, plein de dorures et de couleurs vives. Enfin, quand Marais part à cheval pour aller espionner Sainte Colombe, l’écurie est vivement éclairée, ce qui frappe par rapport à l’obscurité A SUIVRE .
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