mercredi 9 février 2011

TLMM - Entre film et livre



TOUS LES MATINS DU MONDE  (1991)

Pascal Quignard
Alain Corneau

Résumé du roman :

            Au printemps 1650, alors que son mari joue au chevet d’un mourant, Mme de Sainte Colombe meurt. Inconsolable, M. de Sainte Colombe se consacre désormais entièrement à la musique. Il enseigne la viole à ses deux filles, Madeleine et Toinette. Très vite, tous trois donnent des concerts, auxquels assistent seigneurs et courtisans, parmi lesquels figure M. Caignet, violiste de Louis XIV.
            Par l’intermédiaire de ce musicien, le roi demande à Sainte Colombe de jouer à la cour. Mais celui-ci refuse obstinément. Louis XIV ordonne aux courtisans de ne plus assister aux concerts des Sainte Colombe.
            Sainte Colombe s’isole, joue des heures dans sa petite cabane. Sa femme défunte lui apparaît quelquefois. Il commande au peintre Baugin un tableau de la petite table à écrire près de laquelle est apparu le fantôme pour la première fois.
            Un jour, un jeune homme, Marin Marais se présente avec une lettre de recommandation. Il devient l’élève de Sainte Colombe, avant d’être renvoyé lorsque son maître apprend qu’il a joué à la cour. Madeleine, amoureuse, le rattrape et lui promet de lui enseigner tout ce que son père lui a appris. Les deux amants se retrouvent en cachette pour des leçons. Puis, devenu « musicqueur du roi », Marin la quitte après l’avoir trompée avec Toinette. Madeleine accouche d’un enfant mort-né.
            Des années plus tard, gravement malade, elle demande à son père d’interpréter La Rêveuse, air naguère composé pour elle par Marin. Après la visite de Marin, Madeleine se pend. Marin, obsédé par les airs dont lui avait parlé Madeleine, se dissimule la nuit près de la cabane pour écouter les compositions de son ancien maître. Une nuit, le vieil homme lui ouvre sa porte. Ils vont chercher la viole de Madeleine et jouent jusqu’à l’aube.

Clés pour la lecture du roman et du film

La musique comme langage : la viole apparaît comme le moyen d’expression idéal pour exprimer les sentiments et pour communiquer avec les êtres chers.

Le leitmotiv de la mort : la mort est omniprésente dans le récit. On la retrouve dans le destin de certains personnages, dans la nature morte, voire dans la conception que Pascal Quignard se fait du langage.

Le passé : Sainte Colombe vit dans le passé. Les souvenirs nourrissent son œuvre. Ce thème doit être associé à celui de la fuite du temps présent.

La vanité : Sainte Colombe rejette les vanités mondaines, par opposition à Marin Marais, qui cherche avant tout à prendre une revanche sociale et à retrouver sa place à la cour.

Repères pour la lecture du roman et du film

            1.    Générique du film : la leçon de Marin Marais

Le générique est une séquence qui ne correspond à aucun chapitre du roman. Pendant que les noms apparaissent, le portrait de Marin Marais, âgé, est dressé.
            Avant même qu’une seule image n’apparaisse, on entend la musique, sujet du film. Cette musique est très vite entrecoupée, interrompue par les voix de professeurs qui estiment détenir le savoir. Ces professeurs sont sous l’autorité de Marin Marais, qui préside cette leçon de musique. Les professeurs réduits à des simples voix, égrenant clichés et banalités, apparaissent comme les métaphores de la cour, monde artificiel et imbu de soi. Face à ces courtisans satisfaits, Marin Marais, vieil homme usé et amer, est rongé par la honte de ne pas avoir compris les leçons de son maître et d’avoir raté sa vie de musicien. (« je suis un imposteur », « j’ai ambitionné le néant, j’ai récolté le néant »). Il s’oppose au savoir courtisan parce qu’il a compris, au terme de sa vie, que cette « connaissance » résulte de l’outrecuidance et de l’orgueil. C’est pourquoi il réfute chaque déclaration sur l’essence de la musique. Il sait que le but de celle-ci n’est pas « d’emporter l’âme », de « faire perdre le sens », de créer « la douceur ». En cela, il se comporte comme Sainte Colombe, qui l’avait contredit sur ses conceptions musicales. Parvenu au terme de sa vie, Marin Marais répète exactement la leçon de son maître.

            Le générique du film met aussi en évidence la thématique de l’ombre et de la lumière, du clair-obscur, en relation avec l’opposition entre musique authentique et musique factice. On ouvre les rideaux puis on les referme, sous les ordres de Marin, car la clarté est incompatible avec la « vraie » musique. Les diverses interruptions de Marin Marais jouant sur sa viole témoignent de cette difficulté à jouer en plein jour. Si Marin réclame l’obscurité lorsqu’il parle de son maître, M. de Sainte Colombe, c’est parce que l’obscurité est indissociable de l’austérité, de la sobriété de la véritable musique, langage pur qui se passe de tout ornement et de toute pompe. La pénombre souligne en outre l’émotion de Marin à l’évocation du génie de son maître. A contrario, la lumière frontale et le décor d’un salon Louis XIV servent de cadre à des élèves jouant avec raideur et brutalité une musique à la limite de la cacophonie.
De cette pénombre, associée à l’austérité du génie musical, émerge un homme lumineux. Lorsqu’il parle de Sainte Colombe, Marin Marais multiplie les images de lumière : « Lui, il était la musique ? Il a tout regardé du monde avec la grande flamme du flambeau qu’on allume en mourant ». Sainte Colombe dans l’ombre, dans l’obscurité propice à la vraie musique. L’association de Sainte Colombe et de cette sorte de lumière constitue un thème récurrent du film. De nombreux plans présentent le maître à côté d’une flamme : devant le lit de mort de son épouse, lorsqu’il joue aux cartes avec Madeleine ou encore quand il joue de la viole.
            Le film pose la question du point de vue. Dans le roman, le point de vue est celui du narrateur, omniscient. Mais, dans le film,  il s’agit du point de vue d’un personnage. Sa voix off ponctue le récit filmique, compense les ellipses temporelles, comment les événements et en donne des dates précises. Elle assure en outre la fidélité au roman car, lorsque les images n’illustrent pas le récit romanesque, c’est cette voix qui cite le texte de Quignard.
La voix off n’est pas toujours vraisemblable. Il est en effet improbable que Marin ait eu accès si précisément à la conscience et aux sentiments de son maître. Mais en rattachant le récit à Marin, le film souligne le lien unissant ce dernier à Sainte Colombe. Ce lien se nourrit en particulier d’une fonction mémorial : c’est grâce à le renommée de Marin Marais que le nom de génial musicien est connu. Le film souligne ainsi un paradoxe : la vraie musique est incompatible avec le monde mais, en même temps, elle a besoin de la société pour exister.

          2.    Séquence n°1 / 1er chapitre : La mort de Madame de Sainte colombe

D’emblée, que ce soit dans le roman ou dans le film, la mort occupe une place primordiale. La première phrase du roman (« Au printemps de 1650, Madame de Sainte Colombe mourut ») évoque la mort de l’épouse, et le début du film consacré à la mort de M. Vauquelin. Ce dernier apparaît d’abord associé à Sainte Colombe par le plan de demi-ensemble. Puis il apparaît dans un plan américain. Cette dernière prise de vue présente l’agonie.
La différence entre le roman et le film permet de respecter l’ordre chronologique des événements : dans le livre et le récit de la mort de M. Vauquelin est un retour en arrière (une analepse) ; en revanche, dans le film, la mort frappe davantage les esprits, car nous assistons à l’agonie de Vauquelin ; dans le roman, ces décès sont évoqués avec rapidité et sobriété.
Le thème de la mort confère au roman une tonalité mélancolique, correspondant aux sentiments du protagoniste, indiqués dès le premier paragraphe : « Monsieur de Sainte Colombe ne se consola pas de la mort de son épouse ». On retrouve cette tonalité dans le film, où la voix off commente les émotions de Sainte Colombe, et où le comédien affiche constamment un visage triste et austère.

            Les débuts du roman et du film insistent sur l’importance de la musique dans la vie de Sainte Colombe et de ses deux filles. Cette importance est soulignée dans le film par la longueur des plans concernant le chant des fillettes. En outre, ce chant occupe la fin de la séquence 1.

            3.    Séquence 2&3 / chapitre 2 : Le portrait de Sainte Colombe et ses filles

Le roman est marqué par une attention particulière aux sons. La description de l’environnement est faite d’indications sonores : « le claquement des sabots », « les cliquetis des éperons sur les pavés », « les cris », « le bruit singulier » de l’écrasement des cerfs-volants et des hannetons. On reconnaît là l’oreille du musicien qui écrit. La relation à la réalité est médiatisée par le son. Le film accorde lui aussi une importance considérable aux détails sonores. Les bruitages sont nombreux, renvoyant le plus souvent à des bruits relevés dans le roman. Par exemple, le « claquement des sabots » est un son que l’on entend à plusieurs reprises dans le film : lorsque Sainte Colombe vend son cheval, quand Marin Marais quitte la cour pour se rendre à la cabane, ou encore quand le courtisan accompagné d’un abbé vient demander à Sainte Colombe de jouer à la cour.
Le film s’attarde en outre sur des plans qui réfèrent à une description sonore du roman, comme le moment où Sainte Colombe écrase l’insecte que Toinette lui apporte. L’insistance de Quignard, sur le lent craquement qui se produit, est traduite pas un gros plan sur le bougeoir écrasant l’insecte.

            Cette complicité entre Madeleine et son père est accentuée dans le film. Toinette apparaît comme une enfant indisciplinée, fixant son père d’un air de défi quand il s’installe dans sa cabane, frappant la cuisinière qui vient la chercher dans le cellier, grignotant une gaufrette qu’elle a cachée sous son cahier pendant une leçon de M. de Bures… Madeleine, elle, respecte à la lettre les recommandations de son père. Alors que sa sœur fait des bulles de savon, symbolisant la légèreté, l’insouciance, voire la vanité, Madeleine aide la cuisinière. Cette attitude respectable lui attire toute la sympathie de son père, avec lequel elle joue, seule, aux cartes (le roman mentionne qu’il jouait avec ses deux filles). Cette séquence est l’occasion de montrer la préférence de Sainte Colombe pour Madeleine, par le contact qu’il établie en lui caressant doucement la main lorsqu’il reprend les cartes sur la table. Cette préférence sera aussi soulignée lors du concert ou Sainte Colombe fait un duo avec Madeleine.

            Dans le film, la construction et l’installation de la cabane occupent une place importante alors que, dans le roman la cabane est un lieu qui existe déjà. Le film présente donc cette construction comme une conséquence du décès de l’épouse. La cabane renforce l’isolement de Sainte Colombe – isolement souligné par le fait que ses filles et la cuisinière laissent faire seul son installation.
Cette cabane est une lieu idéal pour la création : isolé loin du « monde » et proche de l’eau. Sainte Colombe l’appelle sa « vorde », d’ « un vieux mot qui désigne le bord humide d’un cours d’eau sous les saules ». Ce mot rattache la cabane à l’eau mais aussi et surtout à l’idée d’un espace intermédiaire.
L’eau permet à l’homme de renouer avec son état originel, celui de fœtus. L’être humain a subi le traumatisme de naître, d’être séparé de l’état de pureté des origines. La proximité avec l’eau permet de retrouver cet idéal, où le langage est individuel.
En outre, la cabane étant assimilé à un espace intermédiaire, elle est un endroit favorable pour trouver un langage authentique. Car la vocation de tout langage est d’être un intermédiaire, un outil de médiation.

          4.    Séquence 4 / Chapitre 3 : la viole de Toinette

          5.    Séquence 5 / Chapitre 4 : la visite de M. Caignet

          6.    Séquence 6 / Chapitre 5 : l’abbé Mathieu

Le portrait de Sainte Colombe, au chapitre 3 du roman, souligne la simplicité austère. Mais ce sont les chapitres suivants qui illustrent parfaitement cette sobriété. Les courtisans n’hésitent pas à lui rappeler qu’il est mal habillé et démodé. La simplicité du personnage contraste avec les manières et les parures de courtisans, dont le luxe est souligné. L’abbé Mathieu est richement vêtu. Il enjoint Sainte Colombe de quitter ses « vêtements de drap » pour se « faire faire une perruques à grappes ». Quand il s’emporte contre Sainte Colombe, il caresse des doigts « sa croix de diamants ». Ce geste montre bien l’importance que revêt l’objet aux yeux de l’abbé, qui considère les diamants avec sensualité, alors même que Sainte Colombe émet une vive critique de la vanité et de l’orgueil
Le film met en valeur ce conflit par des plans de demi-ensemble, qui cadrent à la fois le musicien, en habit noir, les cheveux courts, et les courtisans, parés de multiples couleurs et portant d’imposantes coiffures.

            L’opposition entre la simplicité de Sainte Colombe et la richesse des seigneurs rejoint une autre opposition : celle entre la supériorité du musicien et l’infériorité des vaniteux. Le film met en scène la grandeur du musicien. Sa cabane sur pilotis la place d’emblée en position de supériorité. Sainte Colombe regarde ses visiteurs de haut, le courtisan M. Caignet, bien que plus élevé socialement, est ainsi, dans leur conversation, spatialement en dessous du personnage.
Les prises de vue accentuent ce contraste. La contre-plongée écrase le courtisan. L’opposition entre Sainte Colombe et Caignet est aussi soulignée par la couleur de leurs vêtements (noir/blanc). Tout oppose ces deux personnages, le dialogue entre les deux mondes est impossible.

            Sainte Colombe, outre son aversion pour la cour, maîtrise mal le langage. Parlant peu, il est hésitant quand il donne sa réponse à Caignet. Il réagit aux insultes par la colère et la violence. Les mots lui manquent souvent. Quand l’abbé Mathieu s’en prend à lui, il casse une chaise, estimant que les mots sont impuissants à décrire ce qu’il ressent. Sainte Colombe manque de maîtrise. De même, dans le film, le personnage hausse le ton, prononce ses répliques avec colère et brise une chaise.

           7.    Séquence 6 / Chapitre 6 : La revenante

           8.    Séquence 6 / Chapitre 7 : Le tableau de Baugin

Endormi sur les bords de la Bièvre, Sainte Colombe rêve qu’il séjourne au fond de l’eau. Dans la Barque silencieuse (2009), Quignard voit dans les barques et les rives des espaces originels. Les description de la situation dans laquelle se trouve Sainte Colombe, rappelle, de fait, l’atmosphère intra-utérine : liquide, obscurité, absence de tout chose matérielle. Au réveil, il se souvient du Tombeau des regrets. Avant ce rêve, il s’était rappelé sa femme et son « grand ventre qui lui avait donné deux filles ». La scène, qui fait penser à un état fœtal, est donc encadrée par la mort, avec le souvenir de son épouse puis celui de la musique que son décès lui a inspirée. La douceur et le plaisir de se remémorer un état primitif sont ainsi parasités par la douleur et le deuil, comme pour indiquer l’impossibilité de vivre sans subir le poids de la mort. La solution est la création artistique. C’est pourquoi, à l’issue de son rêve, Sainte Colombe joue le Tombeau des regrets.

            L’art est le moyen de s’arracher au temps et à la société. Chez Quignard, l’art produit des êtres morts, mais signifiants et éternels, par opposition à la langue et à la nature, qui produisent des êtres vivants, mais insignifiants. La dépression de Sainte Colombe trouve donc son remède dans la musique. C’est à la fois une victoire sur le temps (l’œuvre, symbolisant son amour pour sa femme, est éternelle) et la manière de formuler son désespoir (c’est un langage plus authentique que les mots).
Le tableau aussi est la trace matérielle et éternelle de la visitation de sa femme. La toile est le symbole de la relation, intime et secrète (« il ne parle de cette visitation à personne »), qu’ils entretiennent. Elle représente la puissance de l’amour transcendant la mort. Placée dans sa chambre, elle est même, dans le plaisir qu’elle offre à Sainte Colombe, un substitut de l’être aimé. A son contact, il reprend goût à la vie.

            9.    Séquence 7 / Chapitre 8 : Le portrait de Marin Marais

Pour Quignard, l’homme subit trois traumatismes, ou sacrifices de soi : la naissance, l’apprentissage de la langue et la mue. Ces événements l’éloignent petit à petit de son état originel et pur. Tous les matins du monde évoque le troisième sacrifice, vécu comme une véritable tragédie. Le jeune homme ne subit pas seulement une métamorphose physique, mais aussi et surtout une déchéance sociale : renvoyé de la maîtrise du roi alors qu’il y chant depuis neuf ans, il est jeté « a la rue ». La mue est une « blessure qu’il avait reçue à la gorge ». Elle l’éloigne d’un monde heureux et le ramène à ses origines modestes, qui le dégoûtent.
Dans le film le changement de plan (du plan rapproché buste au gros plan), la diction du comédien et les expressions du visage insistent sur le dégoût du jeune Marin Marais.
            A ce moment précis du récit, deux conceptions de la musique s’opposent. Pour l’un, la musique est utilitaire et accessoire. Pour l’autre, elle est essentielle.

             10.  Séquence 8 / Chapitre 10 : Marin Marais, élève de Sainte Colombe
  
            11.Séquence 9 / Chapitre 11 : Dans la maison
  
            12.Séquence 9 / Chapitre 12 ; La visite au peintre Baugin

            13. Séquence 10 / Chapitre 13 : La dernière leçon

Sainte Colombe est seul. Sa solitude est mise en valeur par l’impossibilité de toucher sa femme et par le fait que les autres artistes ne partagent pas ses convictions. Les musiciens de la cour sont attirés par la vanité et la gloire. Même le peintre Baugin, malgré sa spécialisation dans le genre de la nature morte, dit qu’il aime l’or. Sainte Colombe établie un parallèle entre le pinceau de l’artiste et son archet, mais le peintre réfute cette comparaison, témoignant au contraire de son intérêt pour l’argent.
Le film met en évidence la solitude de Sainte Colombe par la mise en scène d’un quiproquo : le musicien ne perçoit pas tout de suite que la déclaration du peintre est sérieuse. Il rit et commente ainsi l’affirmation de Baugin : « Le secret de notre art est la surprise. » Il justifie ainsi l’affirmation du peintre par le désir de créer l’étonnement. Mais Baugin lui répond « Monsieur, sérieusement, croyez-vous que l’or pue ? », confirmant son attachement à la vie matérielle et, surtout, renvoyant Sainte Colombe à sa solitude.
Marin Marais aussi est très seul. Il n’a plus d’ami : « son compagnon de dortoir, Delalande, avait encore sa voix et il était resté », « il se sentait seul ». Cette solitude est accentuée par la suite du récit, puisqu’il est doublement rejeté. Une première fois par la cour. Une seconde fois, par Sainte Colombe. Il fait donc deux fois l’expérience du bannissement. Cependant la seconde fois, il a le soutien de Madeleine. Pour autant, il n’y a pas de réel échange, de réelle complicité entre les deux personnages. Le début et la fin du film soulignent néanmoins clairement la solitude de Marin Marais. Le gros plan montre un musicien, certes au sommer de sa gloire, mais mélancolique, incompris et seul.

            L’intérêt de Sainte Colombe pour le genre de la nature morte rejoint son dégoût pour la vie matérielle. Sainte Colombe est en quête d’un idéal qui n’a rien de matériel, ce que souligne Marin Marais au début du film : « Austérité, il n’était qu’austérité et colère (…) J’ai ambitionné le néant, j’ai récolté le néant. Du sucre, des louis… et la honte. Lui il était la musique. Il a tout regardé du monde avec la grande flamme du flambeau qu’on allume en mourant ».
La visite chez le peintre est l’occasion pour Sainte Colombe de commenter le genre pictural de la vanité, qui rappelle à l’homme qu’il va mourir et qu’il doit songer à se détacher des choses matérielles. Les objets représentés dans une nature morte sont souvent symboliques de plaisirs futiles : les cartes à jouer renvoient au jeu, le miroir à la luxure, le luth couché à la musique de divertissement.
Le film respecte cette thématique. De nombreux plans sont des natures mortes, en particulier ceux sur les objets dans l’atelier du peintre, qui sont de véritables petites vanités. Dans le roman, les deux personnages, en sortant de chez Baugin, entrent se réfugier dans une salle de jeu de paume. Là, ils voient des gens jouer, des femmes interpréter une pièce de théâtre…
            14. Séquence 11 / Chapitre 14 : Les rendez-vous secrets

            15.Séquence 12 / Chapitre 15 : La balade en carrosse

            16.Séquence 13 / Chapitre 16 : l’attirance de Toinette

            17.Séquence 13 / Chapitre 17 : Toinette et Marin

            18.Séquence 13 / Chapitre 18 : La rupture

Chez Quignard, l’asymétrie des sexes est un motif récurrent. Ce décalage est parfaitement illustré par la relation entre Madeleine et Marin. Madeleine est une jeune femme très amoureuse, totalement investie dans la relation. Marin, lui, est avant tout préoccupé par son désir d’apprendre la viole et d’écouter les compositions de Sainte Colombe. La relation n’est donc pas désintéressée. Marin embrasse Madeleine, lorsqu’elle déclare vouloir lui enseigner tout ce que son père lui a appris, mais il vient la voir moins souvent quand il devient « musicqueur du roi », ne se rendant chez les Sainte Colombe que pour surprendre, caché sous la cabane, « les airs dont Madeleine lui avait parlé ».
Le film insiste sur ce déséquilibre. Dans la séquence 11, lorsque les deux jeunes gens sont cachés sous la cabane, Madeleine semble très amoureuse et embrasse avec ferveur la main du jeune homme, lequel reste impassible, attentifà la musique.
           
            Les personnages de Quignard partent souvent sur la trace de leurs souvenirs. Sainte Colombe se souvient de son épouse lorsqu’il monte dans sa barque. Quand il joue pour les  Ténèbres ou pour la mort d’un membre de la société de Port-Royal, il ne peut « s’empêcher de songer à son épouse et aux circonstances de sa mort ». Le souvenir a un statut ambivalent chez l’écrivain. Fasciné par la mort, l’homme aime se rappeler son passé. Cependant, ce passé l’angoisse et il désire la vie.
Cette fascination pousse l’homme à rechercher le contact avec les fantômes de son passé. Chez Sainte Colombe, elle dépasse l’angoisse, et régit même sa vie. Sainte Colombe se complaît dans la nostalgie d’un passé révolu. Il ne cherche pas à faire le deuil de son épouse mais, au contraire, à rester en contact avec elle. Les apparitions de sa femme ne se limites d’ailleurs pas à la cabane. Sainte Colombe dialogue aussi avec le fantôme de sa femme. C’est donc un personnage beaucoup plus proche de la mort que de la vie.  Dans le roman comme dans le film, il affirme, au grand étonnement de Marin et de Madeleine, mener une vie passionnée alors même qu’il vit cloîtré avec le fantôme de sa femme.
  
         19.Séquence 14 et 15 / Chapitre 19 : Après la rupture

         20.Séquence 14 / Chapitre 20 : La vieillesse de Sainte Colombe

         21.Séquence 15 / Chapitre 22 : La maladie de Madeleine

         22.Séquence 15 / Chapitre 23 : Marin Marais à Versailles

         23.Séquence 15 / Chapitre 24 : La dernière visite

         24. Séquence 15 / Chapitre 25 : Le suicide

La dépression de Madeleine est avant tout la conscience d’une absence. Le vide qu’a laissé Marin en la quittant n’a jamais été comblé. Le dernier face-à-face souligne, par contraste, la déchéance de la jeune femme. Marin, magnifiquement paré, gras, en pleine santé, se tient devant une femme amaigrie, alitée, malade. Madeleine avoue à Marin qu’elle lui en veut toujours.
En même temps, Madeleine constate la vanité, voire la vacuité de Marin. Elle remarque son manque de finesse : « Et dire que j’aurais voulu être votre épouse ! ». Elle le reprend sur sa façon de jouer. L’ascension sociale d’un personnage devenu insensible et grossier semble être le déclencheur du suicide, puisqu’elle ne cesse de répéter : « Il ne voulait pas être cordonnier ».
Marin, qui d’abord refuse de revenir chez les Sainte Colombe, finit par y retourner quotidiennement. Dans le film, le plan sur la cabane, lors de l’arrivée du carrosse, illustre la prise de conscience de Marin Marais. La vraie musique ne se trouve pas à la cour, mais sur les bords de la Bièvre.

         25.Séquence 17 / Chapitre 26 : L’attente de Marin

        26. Séquence 17 / Chapitre 27 : L’ultime leçon

Marin Marais revient régulièrement à la cabane après le décès de Madeleine. La mort déclenche une prise de conscience. Il se rend compte qu’il évolue dans un monde factice et joue une musique de divertissement qui ne lui apporte plus aucune satisfaction. Marin est hanté par l’idée d’écouter les airs dont Madeleine lui a parlé. Il aspire désormais à pénétrer les secrets de la musique de Sainte Colombe.
C’est parce que Marin comprend que la musique sert à exprimer ce qui ne peut se dire que Sainte Colombe accepte de lui transmettre un ou deux arias. Le film montre bien que le personnage a fini par comprendre l’essence de la vraie musique. Comme son maître, Marin réussit à communiquer avec l’invisible. Dans la dernière séquence, il voit le fantôme de Sainte Colombe lui demander de jouer.
           
            La fin du roman illustre un paradoxe : Sainte Colombe, musicien misanthrope, ne mourra qu’après avoir transmis une partie de son œuvre à un musicien courtisan. Ce paradoxe est révélateur du rapport ambigu de Pascal Quignard à la notion de notoriété. Comme Sainte Colombe, c’est un auteur qui souhaite avant tout créer, à l’abri des regards, un langage propre, subjectif et individuel. Mais en même temps, il souhaite publier, car la publication est indispensable à la transmission d’une pensée.


(Merci à Julien, d'avoir transmis ceci.) 

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