LE THÈME DE L’HOSPITALITÉ
Au cours de son périple, Ulysse multiplie les rencontres, se trouvant à la fois dans la situation de l’étranger et dans celle de l’hôte (xenos a les deux sens en grec). La mise à l’épreuve de l’hospitalité est un des enjeux du récit.
L’Odyssée illustre d’ailleurs la conception de l’hospitalité, qui est un devoir sacré : tout voyageur doit obtenir le logis et la nourriture, ce qui crée un lien avec l’hôte.
La peur de l’autre
Une méfiance généralisée
Dans l'Odyssée on peut constater une méfiance constante à l'égard de ce qui est différent ou inconnu.
Ainsi, l’autre peut être considéré comme un danger. Et les Phéaciens sont les premiers à manifester cette hostilité (« on supporte mal ici les étrangers, et ne fait pas très bon accueil à qui vous vient d’ailleurs »), et jouiront cependant d’une réputation de modèles d’hospitalité. Pourtant, lorsque Nausicaa accueille, elle n’a pas peur, car elle a toute confiance en la protection des dieux. A l’inverse, l’étranger peut ête l’autre radical, à l’image d’un dieu dont on peut aussi se méfier, mais pour d’autres raisons : ainsi, Alcinoos s’interroge-t-il sur l’immortalité d’Ulysse.
Étranger, un statut précaire
D’emblée, l’étranger est dépourvu de tout droit et entièrement dépendant de la communauté dans laquelle il arrive, où il n’a ni parents, ni protecteurs pour le soutenir. Ce qui explique la question angoissée qui s’impose à Ulysse, chaque fois qu’il aborde une terre qu’il ne connaît pas. La seule chose qu’il peut espérer, c’est susciter la pitié de ses hôtes, et c’est en ce sens qu’il supplie Nausicaa et implore Athéna.
D’ailleurs, la précarité de ce statut se traduit par le refus de dire son nom, c’est-à-dire de se livrer en tant qu’autre être identifiable, et par conséquent encore plus vulnérable.
Une bonne et une mauvaise hospitalité ?
Le modèle phéacien
Les Phéaciens représentent un modèle de civilisation en matière d’hospitalité, et le rituel en est d’ailleurs très détaillé dans les chants qui leurs sont consacrés :
- d’abord, l’étranger se présente comme un suppliant à travers deux gestes exprimant son humilité et sa soumission aux règles de la communauté : il embrasse les genoux d’Arété et s’assoit dans la cendre (symbole d’abaissement).
- l’hôte procède alors à la réception de l’étranger par des gestes codifiés : il peut le relever pour lui signifier qu’il le considère comme un égal, le faire asseoir pour l’accepter dans son intimité, lui offrir de l’eau, pour qu’il se rince les mains, et le pain, nourriture humaine par excellence, partager ensuite une libation offerte à Zeus, protecteur des étrangers, pour lui signifier le respect sacré qui lui est dû.
- puis l’hôte fête l’étranger en lui offrant les plaisirs d’une société civilisée : le festin, le chant de l’aède, des danses, le sport, le bain …
- enfin, l’hospitalité passe aussi par les dons qui sont une façon pour l’hôte de montrer sa richesse et son prestige.
Cette pratique de l’hospitalité met aussi en jeu la parole, échange humain par excellence, dont un des moments privilégiés est la révélation du nom de l’étranger. Toutefois, cette pratique étant considérée comme un don, elle ne peut se faire qu’une fois que l’étranger a reçu un premier don, en ayant participé au repas. Se nommer consiste à indiquer son patronyme, ainsi que sa terre, ou son peuple : « Je suis Ulysse, fils de Laërte (…) J’habite dans la claire Ithaque ». Recevoir l’hospitalité c’est en quelque sorte retrouver un ancrage, c’est-à-dire son inscription dans une famille et une collectivité, en étant accueilli dans une demeure et une communauté.
Par ailleurs, le récit de ses aventures, est aussi un don de la part de celui qui est accueilli, et Ulysse en hôte accompli n’y manque pas, tant chez les Phéaciens, que chez Éole et Circé. Enfin, les rites d’hospitalités s’ouvrent et se ferment sur des vœux de bonheur et de formules de bénédiction. Les vœux qu’adresse Ulysse rejoignent d’ailleurs le désir profond d’Ulysse notamment en ce qui concerne le bonheur de vivre en sécurité auprès des siens : « jouis, en ces demeures, de ton peuple, de tes enfants, et su roi to seigneur ! ».
La subversion de l’hospitalité
Ulysse, au commencement de son voyage, croit encore évoluer dans son univers o ù les règles de l’hospitalité sont respectées, et c’est ainsi qu’il se présente chez le Cyclope : « Je voulais le voir, et s’il me ferait les cadeaux ». D’ailleurs, le passage dans un univers in-humain est marqué par la subversion de l’hospitalité : ainsi, chez les Lotphages, l’accueil déshumanise les hôtes en leur ôtant leurs souvenirs, tandis que Circé et les Lestrygons transforment leurs hôtes en proie à dévorer. Quant à Calypso, si elle accueille Ulysse, c’est pour le garder prisonnier. Enfin, dans la nekuia, Ulysse s’entretient longuement avec Agamemnon, victime lui aussi de la perversion de l’hospitalité, dans sa propre demeure.
Enfin, tout l’épisode du cyclope est écrit comme une sorte de parodie cruelle car Polyphème bafoue tous les rites d’hospitalité invoqués par Ulysse qui se présente en suppliant et invoquant Zeus. Et au lieu d’accueillir ses hôtes par un repas, il en fait sa nourriture, répondant avec sarcasme aux supplications d’Ulysse en lui proposant de le manger en dernier.
Une marque d’humanité
La restauration de l’échange
Lors des errances du héros, l’étranger se voit nié, éliminé, voire relégué dans une altérité radicale. Ainsi, c’est au contraire dans une humanité pratiquée qu’Ulysse peut conserver et même retrouver son humanité (voire humaniser une déesse redoutable comme Circé). Par hospitalité on passe de l’inconnu au connu, et l’étranger devient alors digne d’être connu comme le « même » que celui qui l’accueille, dans un tissu de relations réciproques, ce qui fait d’ailleurs dire à Alcinoos qu’ « un hôte, un suppliant, c’est autant dire un frère ». Cette reconnaissance acquiert même un statut sacré, car « les mendiants, les étrangers viennent de Zeus ». Ainsi, le repas pris en commun, auquel les dieux sont invités par la libation et le sacrifice authentifie le lien religieux créé par la pratique de l’hospitalité. Ce passage par l’hospitalité phéacienne, est donc nécessaire à Ulysse, car il le rétablit en tant qu’homme dans une communauté humaine, afin qu’il puisse ensuite affronter la réalité et son faux statut d’étranger sur la terre d’Ithaque.
Mémoire et oubli
Enfin, le motif de l’hospitalité rejoint le thème essentiel du poème, à savoir la tension entre la mémoire et l’oubli. Ainsi, la première (les Lotophages) et la dernière (Calypso) étape d’Ulysse dans le monde de l’ailleurs le confrontent à une hospitalité perverse qui provoque l’oubli et interdit le retour. Au contraire des vrais hôtes en la personne d’Eole, ou des Phéaciens, qui incarnent les passeurs. La pratique de l’hospitalité tente de nier l’oubli, par le biais de dons, qui entretiennent le souvenir, ce qu’exprime Alcinoos en offrant une coupe à Ulysse : « afin que tous les jours il pense à moi / chez lui ».
Ce lien du souvenir et cette permanence de la mémoire, que l’hospitalité porte au plus haut, sont aussi ce qui a fait vivre et agir Ulysse tout au long de son périple : encore une façon de montrer combien l’hospitalité est œuvre d’humanité.
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