L’ESPACE ET LE TEMPS
Une géographie réelle ?
La navigation historique
Les navires homériques étaient propulsés à la rame et à la voile, rectangulaire qui était tendue au mât. Même le meilleur pilote qui le dirigeait était toujours soumis aux quatre vents qui sont (dans la croyance grecque) entre les mains des dieux, et peuvent favoriser ou non la navigation. D’où le vers que l’on retrouve plusieurs fois : « On se laissa conduire par le vent et par le pilote ».
Homère, géographe ?
Les Anciens pensaient qu’Homère avait déguisé sous des noms d’emprunt des pays réels et rassemblé les connaissances géographiques de son époque. Mais cette interprétation qui date sans doute des VIIème et VIème siècles, époque où les colons ont essayé de retrouver des souvenirs de leur épopée nationale.
Victor Bérard est celui qui a poussé le plus loin la théorie d’une Odyssée réaliste : il est parti de l’idée qu’Homère, sans avoir une connaissance précise des lieux s’était inspiré des traités de navigation phéaciens, ce qui explique ainsi la précision de certains détails.
Toutefois, il est difficile de faire d’Homère un géographe, du fait que les directions qu’emprunte Ulysse sont souvent confuses, et qu’il est le jouet du tourbillon des vents.
Quant au traducteur de l’Odyssée, il préfère une géographie poétique : ainsi, le périple d’Ulysse ne commence-t-il pas dans le pays de l’oubli (les Lotophages) pour se terminer par un sommeil magique – ce qui nous emmènerait alors dans les pays des songes ?
Une géographie imaginaire ?
Terre et mer
Cette opposition constitue l’axe fondamental de l’Odyssée : la terre est l’espace humain, tandis que la mer est le lieu de l’inconnu, peuplé de monstres. Ainsi, les routes terrestres sont visibles alors que les voies maritimes sont changeantes, soumises aux aléas du vent, et à tous les dangers tant et si bien qu’Ulysse accuse Calypso de le pousser à se perte en l’incitant « à franchir en barque ce douloureux, / terrible abîme ». La « terre du blé » nourrit de sa fécondité les sociétés humaines organisées, tandis que la « mer stérile » ne produit que des îles peuplées de « hors la loi » qui ne connaissent ni l’agriculture ni les lois humaines (cf Poséidon, et Circé et Calypso qui vivent seules et violent les lois de l’hospitalité).
L’opposition se prolonge dans le monde divin. La mer est le royaume de Poséidon, dont la colère frappe même ceux qui lui sont proches, à l’image des Phéaciens issus de son fils et qui risquent un terrible châtiment pour avoir aidé Ulysse à rentrer chez lui. Son pouvoir s’étend aussi bien sur la mer que sur les abysses, mais est aussi appelé : « l’Ebranleur des terres », qui agit sur les racines du monde.
Ainsi, les autres dieux le redoutent, et Zeus et Athéna profitent de son absence pour organiser le retour d’Ulysse et ce n’est qu’une fois que Poséidon est dans son palais sous-marin qu’Athéna porte secours à Ulysse, toutefois sans se manifester. D’ailleurs, au héros qui constate qu’elle ne l’a jamais aidé durant son périple en mer, elle répond : « je ne voulais pas combattre Poséidon ». La terre ferme ainsi le domaine de Pallas, qui sait alors mieux favoriser son protégé.
Par ailleurs, l’homme homérique craint la mer, mais doit savoir à l’image d’Ulysse la maîtriser, naviguer, piloter un bateau voire même le construire. Cette capacité apparaît alors comme une preuve d’humanité, puisque les Cyclopes ne savent pas naviguer. Pour un Grec cependant, rien n’est pire que la mort en mer, qui équivaut à une mort sans gloire.
L’Odyssée d’Ulysse ressemble donc bien à une longue épopée maritime, avant de retrouver la terre et surtout sa terre.
Du connu à l’inconnu
Ulysse au cours de son périple va de très nombreuses fois, et cela très rapidement passer du connu à l’inconnu, à un ailleurs qui obéit à d’autres lois. Chez les Cicones, où Ulysse et ses compagnons se livrent à un pillage en règle, ils sont encore dans le connu, mais par la suite, les dieux empêchent le bateau de passer le cap de Malée, ce qui entraînent les marins dans des régions inconnues. Ulysse et ses compagnons quittent alors le monde des humains « mangeurs de pain » pour aller à la rencontre de « mangeurs de fleurs » (les Lotophages) ou de chair humaine. Enfin, tout de suite après les Lotophages, il aborde chez les Cyclopes, « pays de hors-la-loi » et il lui faudra attendre la rencontre avec les Phéaciens pour un retour à une société humaine.
Le monde de l’errance
Une fois le Malée passé, Ulysse aborde l’inconnu, et qualifie ainsi avec raison la mer de « brumeuse » et semble alors naviguer à l’aveuglette, privé de ses repères, comme en témoigne d’ailleurs l’arrivée chez le Cyclope. Chaque accostage devient alors une grande interrogation : « en quelle terre encore ai-je échoué ? / Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice / ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux ? ».
D’ailleurs, la présence d’habitants n’est alors plus marqué par des cultures, mais pas de simples fumées, dont il apprendra à ses dépens, qu’elles ne se révèleront pas forcément des êtres hospitaliers. Toutes ces îles sont des lieux inhospitaliers, sur lesquels Ulysse échoue par hasard, ou au gré de la volonté des dieux. En outre, sur ordre de Circé, Ulysse devra renoncer à toute maîtrise sur la direction de son navire pour se rendre chez Hadès. L’épreuve ultime de dépossession dans l’errance sera d’abandonner son épave et de se laisser dériver, et balloter sous les flots déchainés, uniquement protégé par l’écharpe d’Ino.
L’expérience des limites
Le périple d’Ulysse le confronte également aux frontières du monde connu et aux limites de l’humain. Si on peut dans une certaine mesure observer un Axe Est-Ouest (l’île de Circé est à l’Est, tandis que Ogygie, l’île de Calypso semble être à l’Ouest), tous ces lieu ont en commun d’être aux extrémités du monde connu et isolés des hommes. Schérie se trouve ainsi « très loin des hommes mange-pain », et Nausicaa expliquent explique que les Phéaciens vivent « au bout du monde, et sans fréquenter d’autres hommes ». Enfin, pour aller chez les morts, Ulysse doit atteindre « les confins u profond cours de l’Océan », le fleuve qui délimité la périphérie du monde humain. En fait c’est une géographie initiatique que décrit l’Odyssée, où le héros découvre toutes sortes d’au delà, pour enfin se retrouver lui-même, seul, confronté à son propre monde à reconquérir.
Des pats fabuleux
Les îles qu’Ulysse rencontrent se ressemblent parfois, par leur caractère paradisiaque ou funeste, et possèdent toutes des aspects « in-humains », surnaturels, ou féériques.
Une nature paradisiaque
En général, les lieux ne connaissent pas l’agriculture, mais disposent d’une nature généreuse. Ainsi, chez les Cyclops, « tout pousse sans labour et sans mailles ». La grotte de Calypso est entourée d’arbres er de fleurs, ainsi que de quatre sources tant et si bien que « même un dieu / se fût senti émerveillé et plein de joie ». L’île d’Éole est un véritable pays de félicité, et ses fils et filles « toujours festoient ». D’ailleurs, cette île possède plus de caractéristiques surnaturelles, puisqu’elle est flottante.
La Schérie : une utopie
Cette île a un rôle particulier de par sa place centrale, et le nombre de chants qui lui sont consacrés. Ainsi, elle représente une sorte de transition entre les mondes surnaturels visités par Ulysse, et la terre réelle d’Ithaque. Si les Phéaciens sont bien des mortels très hospitaliers, ils gardent des traces de merveilleux, car il est notamment impossible de situer l’île des Phéaciens. Ainsi, comme pour les protéger, Homère faire errer Ulysse pendant 18 jours avant qu’il ne l’atteigne et le plonge dans un profond sommeil lorsqu’il en repart.
La Schérie comporte d’ailleurs des éléments surnaturels comme le fait que ses vergers produisent en permanence, et que ses navires ont des pouvoirs magiques : « Nous autres Phéaciens ne nous servons pas de pilotes, / et nos vaisseaux n’ont pas de gouvernail comme les autres : / ils deviennent tout seuls les pensers, les desseins des hommes ». Quant à la description de la ville, elle relève de l’utopie, du fait de l’emploi d’une hyperbole : « un éclat comme du soleil et de la lune / rayonnait sous les hauts plafonds d’Alcinoos ».
Le quotidien des Phéaciens semble d’ailleurs paradisiaque, avec les « festins, la lyre, les danses, / les bains chauds et les lits, les vêtements souvent changés … ». Ils offrent d’ailleurs à Ulysse des cadeaux splendides.
Leur société même fonctionne de manière idéale, il n’y ainsi pas de rivalité, sauf celle sportive, arbitrée par un couple royal symbole d’harmonie et de sagesse. Alcinoos règne avec modération entouré du conseil de 12 rois, tandis qu’Arété est vénérée comme une déesse, et intervient aussi dans les affaires des hommes.
Le monde des morts
Comme pour l’île des Phéaciens, il semble impossible qu’un mortel puisse l’atteindre par ses propres capacités. Or, c’est sans pilote qu’Ulysse atteint le royaume d’Hadès. L’ombre d’Anticlée, mère d’Ulysse, souligne la distance incommensurable entre le monde des vivants et celui des morts : « entre eux et nous sont de grands fleuves et d’affreux courants / et l’Océan ». Ce monde se révèle d’ailleurs totalement inhumain, en cela que les arbres y sont stériles, et que le soleil est absent. D’ailleurs, l’idée même d’y aller, suscite chez Ulysse et ses marins larmes et désespoir, et c’est le seul endroit où le héros éprouve la « peur verte ». Enfin, il finit par s’enfuir, par crainte de voir la Gorgone.
Ithaque, un entre deux ?
Même Ithaque semble étrangement contaminée par l’errance d’Ulysse, notamment parce qu’à l’issue de sa traversée magique, il est plongé dans un sommeil « profond et tout pareil au calme de la mort », et entouré de brouillard par Athéna, croit se trouver ailleurs. D’ailleurs, à la première description de l’île apparait un lieu plus fabuleux et maritime que terrestre, avec la mention de Phorcys (divinité marine) et des Naïades. Au contraire de la présentation d’Ithaque par le pâtre, qui est en fait Athéna, et qui est plus réaliste et la situe dans un monde à la portée de la mesure humaine. Il faudra d’ailleurs qu’Athéna dissipe le brouillard afin qu’Ulysse reconnaisse enfin son île. Cette double nature d’Ithaque, constitue-t-elle une dernière épreuve pour le héros, qui devra retrouver sa vraie réalité, et non pas une île rêvée (de la même façon, Pénélope, mettra longtemps à admettre que l’homme devant elle est son époux) ? Est- ce une façon de signifier que rien n’est plus pareil après vingt ans d’absence … ?
La marche du temps
Les durées pour les trajets en mer sont plutôt symboliques que réalistes. De plus Ulysse passe peu de temps en mer, pour un périple censé durer dix ans. Ainsi, le temps semble écartelé entre l’impatience du retour et une sorte de temps arrêté qui risque d’engloutir le héros.
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